Un regard, une image

 

 

 

En marge de l'exposition Delacroix au Louvre 

La Grèce sur les ruines de Missolonghi

 

 

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Une jeune femme en costume grec, la chemise légèrement échancrée sur la poitrine, se tient devant le spectateur. À demi agenouillée sur les ruines d'une construction qui vient d'exploser, les bras ouverts, elle le prend à témoin de son désarroi, de son deuil ; dans le fond sombre d'un ciel orageux se dresse le Turc droit, arrogant, devant une victoire chèrement acquise. Au premier plan sort des blocs bouleversés par l'explosion, une main ensanglantée. Tout est dit avec des moyens très simples de la tragédie qui bouleverse l'Europe quand elle apprend la nouvelle : la chute et la destruction de Missolonghi, le massacre de sa population (été 1826). Cette image à la simplicité évidente et à l'efficacité émouvante, doit beaucoup à la peinture religieuse occidentale : la Grèce est une martyre laïque.

 

Delacroix7Delacroix a peint cette allégorie en 1826 dans la foulée de l'émotion suscitée par la chute de la ville. Il n'a pas trente ans et on commence à beaucoup parler de lui dont les toiles immenses suscitent les polémiques ; on aime ou on déteste mais on n'est jamais indifférent. La toile est un témoignage fort de l'empathie de l'intelligentsia européenne envers les Grecs luttant pour leur liberté et l'indépendance de leur pays. Depuis quelques années ils sont en révolte contre la tutelle turque et le despotisme des sultans, avec des épisodes d'une sauvagerie toute orientale – du moins selon les préjugés de l'époque : répression impitoyable de l'insurrection de l'île de Chio dont le même Delacroix tira une grande composition (1824) ; sacrifice des femmes souliotes qui ont préféré se jeter avec leurs enfants dans la précipice plutôt que de tomber entre les mains de ottomans (c'est un tableau de Ary Scheffer aujourd'hui au Louvre – 1827) ; il faut aussi relire les Orientales de Victor Hugo...

 

La jeunesse européenne post-napoléonienne étouffe sous la chape de plomb que les diplomates réunis au congrès de Vienne ont imposé au continent. Cette génération du premier romantisme, trouve un exutoire à son énergie refoulée dans la défense de la Grèce. Ces mouvements d'opinion, en fait, imposeront l'indépendance du pays, alors que les gouvernements conservateurs, certes déploraient mais fermaient les yeux devant les exactions de la « Sublime Porte ». Certains, comme lord Byron sacrifieront leur fortune et leur vie à soutenir les insurgés et racheter les hommes, les femmes et les enfants vendus comme esclaves sur les marchés d'Istanbul, de Smyrne et du Caire.

 

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Missolonghi est aujourd'hui une bourgade sans grand charme construite sur une île reliée à la terre par une jetée au milieu de marécages et l'on a peine à imaginer son importance stratégique à l'époque. C'était une ville fortifiée une des deux places fortes qui interdisaient à la marine turque l'accès au golfe de Corinthe et par là même de prendre de revers les insurgés du Péloponèse. Il ne fallut pas moins de quatre sièges pour en venir à bout en 1826.

 

Ce tableau malgré une critique favorable ne trouva pas d'acheteur et ce n'est qu'en 1852 que la ville de Bordeaux l'acquit pour son musée de peinture, au terme d'âpres discutions financières.

 

L'œuvre est une des plus réussie de son auteur et son chromatisme raffiné basé sur une opposition entre les couleurs froides, bleu et gris-bleu, dominant les teintes chaudes de la ceinture corail de la figure féminine, le rouge sombre du chalvar du janissaire et de la manche cinabre d'où émerge la main du cadavre, les bruns clairs des blocs de pierre. Opposition atténuée par le somptueux blanc de la chemise et de la coiffure de la figure. On remarquera la parfaite authenticité du costume que Delacroix avait emprunté, sans doute, à son ami le peintre Jules-Robert Auguste (1789 – 1850). Ce dernier qui avait fait un grand voyage en Orient prêtait volontiers à ses amis costumes et accessoires pour leurs tableaux orientalistes. Quant à Delacroix, il devra attendre cinq ans encore avant de découvrir le Maroc.

 

Gilles Coÿne

 

 

 

Eugène Delacroix : La Grèce sur les ruines de Missolonghi, Bordeaux, musée des Beaux-Arts, huile sur toile, 209 sur 147 cm., © Musée des Beaux-Arts, ville de Bordeaux, cliche Lyse Gauthier, F. Deval.