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En marge de "Crime et châtiment" au musée d'Orsay

 

La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime de Prud'hon

 

 

 

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Pierre-Paul Prud'hon La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime. St-Omer, musée de l'hôtel Sandelin © RMN/Daniel Arnaudet

 

Dans un paysage de roches dénudées, sous la pâle lueur d'un clair de lune que voilent quelques vapeurs, un criminel, un poignard sanglant à la main se retourne en fuyant pour contempler sa victime ; un jeune homme dont le cadavre nu se cambre sur une roche. Dans l'air deux figures féminines allégoriques le poursuivent. La première, la Vengeance divine brandissant une torche désigne à sa compagne la Justice, glaive et balance à la main, le coupable.

 

Le tableau n'est pas l'original mais une réplique commandée à son auteur Prud'hon (1758-1823) par un richissime amateur italien Sommariva, grand collectionneur de peinture française. Il est plus léger de touche, plus clair que l'exemplaire présenté au salon de 1808 et que conserve aujourd'hui le Louvre. Il est aussi inachevé. Le pied droit de la Justice, la lame de son glaive, le fléau et les chaînes de sa balance n'ont pas été peints.

 

Le tableau considéré comme un des chefs-d'oeuvres de son auteur paraît aujourd'hui bien classique au point que l'on en oublie ce qui fit sa nouveauté. Dans un premier temps, Prud'hon avait travaillé à une composition plus calme dans la grande tradition de Poussin, composition connue par des dessins préparatoires : La justice, entourée de la Force, de la Prudence et de la Modération, trône sur une estrade. Némésis, personnification de la vengeance divine dans la Grèce antique, traîne par les cheveux le coupable vers le cadavre gisant au pied de l'estrade.

 

La nouvelle composition, plus dramatique, préromantique de par la froide clarté de la lumière, l'ambiance tragique de l'action, oppose deux groupes : d'un côté, dans le triangle inférieur gauche, le couple victime/assassin, de l'autre, dans le triangle droit supérieur, les deux allégories personnifient la justice immanente poursuivant le coupable. Le message clair d'une toile destinée à décorer la salle d'un tribunal s'adresse à tous, public, justiciables comme gens de justice.

 

Le tableau de Prud'hon reflète bien les interrogations d'une époque qui voit la naissance d'une science nouvelle, la criminologie, et qui se pose des questions sur la peine à infliger au criminel : il est coupable, certes, mais à quel degré? Le crime est-il inscrit dans sa morphologie, ses gènes dirait-on aujourd'hui ? La phrénologie – autre science nouvelle - tente de répondre à cette question : il y aurait des coupables prédestinés.

 

Le sujet en interpelant le spectateur, le prend à témoin d'un changement de philosophie : on passe d'une justice rendue au nom d'impératifs religieux - « Tu ne tueras point » et dans les salles de justice tronait un crucifix - à une justice basée sur la raison humaine : le crime est un désordre social qui concerne toute la société. On se pose même la question de la légitimité de la peine de mort.

 

La Justice et la vengeance divine poursuivant le crime est une oeuvre complexe par ses références artistiques qui ne sont pas anodines : le visage du criminel est directement copié sur une sculpture antique, un buste de l'empereur Caracalla, assassin de son frère et qui avait tenté de tuer son père. Le marbre se trouvait alors à Rome et l'artiste avait pu le voir lors de son séjour dans la ville. Prud'hon a rendu encore plus féroce son criminel en ajoutant une lueur de démence dans le regard. La victime, un jeune homme pâle et blond, évoque les figures d'académies masculines que les élèves devaient exécuter pour témoigner de leurs progrès à l'école des Beau-Arts ; peut-être aussi le Jeune Bara mort de David ; on ne peut pas ne pas signaler aussi les effigies du Christ descendu de la croix peintes à la fin de l'ancien régime. Enfin les figures féminines, volant sus au meurtrier, s'inspirent, vraisemblablement, de compositions du sculpteur anglais John Flaxmann qui étaient éditées alors à Paris en gravure.

Par la magie de son pinceau mais aussi par la rigueur avec laquelle il a su organiser l'ensemble, le peintre fait de ces fragments un tout convaincant et un magnifique morceau de peinture.