Expositions

 

 

 

Tempêtes et naufrages, de Vernet à Courbet

 

 

 

 

Dieu qu'il est agréable, à l'abri d'une demeure confortable d'entendre le tonnerre rouler, les éclairs zébrer le ciel, la pluie tambouriner contre vitres et persiennes ou la toiture. Qui n'a pas éprouvé ce genre de plaisir un peu coupable ? Ce frisson délicieux les collectionneurs de marines sorties de l'atelier de Joseph Vernet et de ses contemporains devaient l'éprouver : comment ne pas s'horrifier, dans le confort douillet de son cabinet, à la contemplation de ces tempêtes terrifiantes, ces vagues monstrueuses se lançant à l'assaut des rochers tandis qu'au loin un navire aux voiles déchiquetées lutte aussi désespérément qu'inutilement. Vers le milieu du XVIIIe siècle, les peintres européens pimentent leurs marines de ce type de scènes émouvantes, mais, malgré tout un attirail dramatique, épaves broyées, corps rejetés sur la rive, efforts inutiles des rescapés, désespoir des parents survivants, ce genre de tableau reste un spectacle, du théâtre en définitive.

 

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La jolie exposition que propose le musée de la vie romantique – un des lieux les plus sympathiques de la capitale – en abordant le thème des tempêtes et des naufrages décline l'évolution d'un sujet qui connut une fortune remarquable du milieu du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du suivant. C'est l'occasion de découvrir nombre de petits maîtres en dehors des quelques grands noms qui se sont essayé à ce sujet. Certes ils ne sont pas souvent à la hauteur des drames qu'ils représentent ni des sentiments qu'ils veulent faire naître mais leurs limites ont une saveur certaine et ne laissent pas indifférent.

 

Le Naufrage (1736) d'Adrien Manglard (1695-1760), l'artiste utilise les recettes théâtrales avec un succès certain : la toile de fond, représentant une mer démontée, un ciel nuageux qu'illumine une éclaircie, est encadrée comme par des portants faits de rochers sombres. Au premier plan s'agitent les acteurs, les uns se lamentent, les autres tentent d'arrimer le vaisseau qui se fracasse sur les rocs. Le bleu vert glauque de l'eau, le gris des nuées, sont particulièrement réalistes et plein de séduction. On retrouvera ces qualités dans le tableau (1750) sur un sujet identique que peignit Joseph Vernet (1714 -1789) quelques quinze ans plus tard. Ici l'atmosphère est plus sombre, les couleurs plus saturés, mais la construction est la même. Paradoxalement, une petite toile d'un maître charmant plus habitué des bergeries que des naufrages, semble plus dramatique : Jean Pillement (1728 – 1808) montre les frêles barques affrontent une mer démontée, échappées du navire en perdition au fond, poursuivant sa course folle à l'abime. C'est que ici, point de rochers, point de terre à l'horizon, seulement des montagnes d'eau déferlantes, un désert liquide d'où ne peut surgir aucun secours.

 

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Si la peinture du XVIIIe siècle européen, en dépit de ses séductions et peut-être à cause d'elles, ne nous émeut guère c'est qu'en ces temps de Raison et de Lumière, même au cœur des pires drames, le fond de l'air est à l'optimisme et le désir de plaire est trop irrésistible pour que l'on s'attarde à nos peurs primitives, à nos angoisses intimes : c'est une époque de progrès et les Européens en étaient bien conscients. Malgré tout, le temps eut sa part d'ombre et de peurs secrètes. L'oublier serait méconnaître le courant souterrain d'irrationalité et d'inquiétude qui affleure dans l'œuvre de quelques créateurs dont le succès peut étonner dans une telle ambiance : tels (en vrac) le médecin Messmer, l'écrivain britannique Lewis créateur du roman gothique, le peintre suisse puis anglais Einrich Füssli et, plus étonnant, le fresquiste baroque et mondain à la brillante carrière internationale Gian Domenico Tiepolo dont les gravures souvent bizarres annoncent et ont inspiré l'œuvre gravé du grand Goya... Romantisme avant la lettre annonçant une autre sensibilité, une curiosité parfois un peu perverse, un goût pour l'extrême.

 

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Romantisme, au lendemain de la Révolution ce courant s'impose, la Mer cesse d'être un élément de spectacle ou un moteur de scénario elle devient un sujet en soi dont la représentation dans ses convulsions extrêmes donne une idée du sublime. L'immensité de l'élément liquide, ses fureurs - vagues monstrueuses se fracassant sur les rochers en un jaillissement d'écumes, tourbillons irrésistibles des masses d'eau emportées en une valse satanique, nuées sombres roulant dans des cieux zébrés de lueurs inquiétantes, épaves déchiquetées abandonnées sur la plage – tout cela déclame la grandeur de la Nature comme l'impuissance humaine, sa faiblesse. C'est le sujet unique de quelques tableaux vides de présence humaine comme La Trombe (vers 1869/79) de Gustave Courbet (1819 – 1817) ou la Tempête sur les côtes de Belle Île de Théodore Gudin (1802 - 1880).

 

Théodore Géricault (1791 – 1824) dont deux tableaux dominent, et de loin, l'accrochage sont typiques de cette nouvelle sensibilité : l'immense toile Le Radeau de la Méduse, (vers 1818/19) intransportable depuis le Louvre est représenté ici par une esquisse magnifique : une bande de loqueteux faméliques, mourants, proches de la folie (où sont passés les orgueilleuses autorités magnifiquement parées du début du voyage?), renait à la vue de la voile salvatrice, loin à l'horizon. On ferait une lourde erreur en ne voyant en cette œuvre que l'illustration d'un fait divers tragique : le propos de Géricault, sans pour cela négliger cet aspect, est d'une toute autre envergure. Il dénonce implicitement l'impéritie de la nouvelle administration royaliste, réactionnaire et sotte qui avait confié la direction du voyage à un capitaine de navire incompétent mais noble. Ancien émigré, Il n'avait pas mis un pied sur un navire depuis plus de vingt ans. On remarquera aussi que le marin qui agite un linge en signe d'espoir est un Noir ; Géricault préparait alors une série de toiles consacrées aux tares de son époque et travaillait à une œuvre, que finalement il ne réalisera pas, sur la traite. Rappelons que Géricault eut un épisode royaliste : Dragon du roi Luis XVIII il l'accompagna lors des cent jours dans sa fuite Gand : la désillusion fut rapide, deux ans ! Il signe aussi une ébauche vivement brossée en touches colorées, L'épave , un cadavre de femme serrant encore son enfant en une protection dérisoire, rejeté sur le plage. Superbe et tragique malgré le format réduit. Pierre-émile Barthélémy (1818 – 1894) et Eugène Isabey (1803 - 1886) reprendront le thème mais avec moins de sobre puissance. Ne parlons pas du peintre académique Jules Arsène Garnier qui réussit à être à la fois raciste et kitch avec son épave (1873) où l'on voit deux Noirs emplumés et couverts d'amulettes contempler une naufragée rousse, nue, nullement effarouchée, mollement étendue sur un lit de rochers...

 

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On regrettera cependant quelques absences : les monumentaux Capitaine Desse de Théodore Gudin et, du même musée celui de Bordeaux, l'Incendie de steamer Austria d'Eugène Isabey. Ces deux œuvres, de grand format, au souffle puissant, auraient mieux rendu justice aux deux artistes que ce que l'on montre ici. On nous présente des œuvrettes sentimentales assez fades : qui frémira aux Naufrageurs d'Isabey ? À ceux de Barthélémy ? Il faudra attendre pour cela le cinéma et Alfred Hitchcock avec l'Auberge de la Jamaïque (1939).

 

Difficile dans le cadre d'un court article de rendre compte de tout. En fin de compte c'est la poésie qui l'emporte : quelques dessins de Victor Hugo pour les Travailleurs de la mer, comme habités, disent mieux que tout l’enivrante sauvagerie de la mer et la grandeur de ceux qui l'affrontent.

 

Gilles Coÿne

 

 

1 - Joseph Vernet (1714-1789), Naufrage, 1750, huile sur toile, Troyes, museé des Beaux-Arts et de l'Archéologie ©

2 -  Jean Pillement (1728 - 1808), Naufrage, huile sur toile, Dieppe, musée de Dieppe ©

3 - Théodore Géricault (1791 -1824), L'épave, huile sur toile, Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ©

4 - Pierre-émile Bartélémy (1818 - 1894) Après la tempête, 1859, huile sur toile, Rouen, musée des Beaux-Arts ©

 

 

 

 

 

 

Tempêtes et naufrages, de Vernet à Courbet

Musée de la vie romantique

19 mai – 12 septembre 2021

Hôtel Scheffer-Renan

16, rue Chaptal, 75009 Paris

- Tél. : 01 55 31 95 67

- Internet : www.museevieromantique.paris.fr

- Horaires et tarifs : tous les jours sauf lundi de 10h à 18h ; gratuité pour tous pour la visite du musée, mais réservation obligatoire pour un créneau horaire en ces temps de covid ; pour l'exposition, 9€ et 7€ (tarifs réduits).

- Publication : Tempêtes et naufrages, de Vernet à Courbet.- 2020, Paris, éd. Paris Musées, 192p., 85 ill., 29,90€