Expositions

 

 

 

James Tissot (1836 - 1902), l'ambigu moderne

 

 

 

 

La perfection, telle qu'on l'aimait en cette seconde moitié du XIXe siècle... L'œuvre de James Tissot qu'expose en ce moment le musée d'Orsay répond parfaitement à ce critère : un coloris chaud et contrasté, lumineux ; des compositions aussi hardiment agencées qu'originales, toujours renouvelées ; un dessin impeccable, que ne rebute aucune difficulté comme en témoignent les quelques trop rares feuilles montrées ici ; enfin des sujets variés et une manière de les traiter d'une grande élégance, même pour les plus convenus comme les portraits. Une exigence qui lui permit de rencontrer un succès certain, et la fortune qui en découle.

 

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Un itinéraire lisse, sans accroc ? C'est le dire un peu trop vite. La trajectoire de James Tissot fut infiniment moins lisse et sa carrière outre ses succès éclatants connut des zones, sinon d'ombres, du moins accidentées. Comme de nombreux artistes il fut sympathisant de la Commune de Paris en 1870 et s'engagea dans le corps des volontaires de la Défenses nationale ; il participa à ce titre aux quelques tentatives pour desserrer le siège de Paris. Nous ignorons en revanche son rôle exact dans la tentative révolutionnaire. Tout ce que l'on sait c'est qu'il se sentit suffisamment compromis pour chercher refuge en 1871, au lendemain de la Semaine sanglante, à Londres où il était loin d'être un inconnu grâce à son amitié pour Whistler. Il y demeura plus de dix ans et y trouva outre le succès, l'amour et le deuil : la vie de Kathleen Newton une Irlandaise de vingt-trois ans divorcée, qu'il rencontra en 1876, était aux yeux de la puritaine société anglaise un scandale pur. Passant outre aux préjugés d'un monde étroitement corsetée, il l'installa dans son hôtel londonien jusqu'à son décès précoce en 1882. Le désespoir de l'artiste fut tel qu'il quitta brutalement Londres pour se réinstaller à Paris. Comme tant d'autres, on songe à notre notre Victor Hugo, il tenta de renouer par delà la mort avec la bien-aimée grâce au spiritisme, une toile, certes pas très virtuose mais peut-être plus émouvante, témoigne de ces tentatives.

 

Si nous insistons sur ces aspects de la personnalité de l'artiste c'est parce qu'ils témoignent de l'atmosphère dans laquelle s'est développée une création d'une profonde ambigüité : ami des Impressionnistes et d’Édouard Manet, il refusa de rejoindre leur groupe, proche des Préraphaélites anglais lors de son séjour londonien, apprécié d'eux, il se tint à la marge. Et la critique de l'époque ne s'y trompa pas qui l'accusait à Londres d'être trop français, voire vaguement immoral et à Paris d'être trop anglais. Comme tous ses contemporains il découvre le japonisme, mais au lieu, comme tant d'artistes, Impressionnistes et autres, de modifier son regard, de changer ses cadrages, il n'en fait qu'un simple sujet iconographique. Cet « être complexe » comme le disait Edmond de Goncourt sut trouver sa voie entre une tradition épurée (il fut l'élève d'un disciple d'Ingres, Flandrin) et un réalisme coloré de bon ton.

 

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Tissot fut un remarquable portraitiste, mais l'intéressait moins l'analyse psychologique de ses modèles que l'art de montrer avec élégance leur place sur l'échelle sociale : Une grande toile le « Cercle de la rue Royale » (1866) montre son savoir-faire. Douze membres de ce très chic cercle masculin réunissant ce que l'on appelait alors le « gratin », commandèrent au jeune peintre un portrait collectif. Cette Conversation Piece à l'anglaise est un chef d'œuvre d'observation (peut-être subtilement ironique?), le lieu – la colonnade de la place de la concorde -, les personnages et leurs attitudes savamment organisées en une chorégraphie de la nonchalance affectée, les costumes véritable vestiaire de laFashion Victim, déclinent avec brio les moirures de la High Life. Cela plut beaucoup. À Londres ce savoir-faire fit merveille : ici, le Portrait de Frederick Gustave Burnaby(1871), l'officier semi étendu sur un divan, dont la désinvolture étudiée frôle ambigüité, pose devant une carte du monde – il fut l'auteur de récits plein de verve sur ses nombreuses campagnes militaires. Mince, élégant pour ne pas dire calamistré, il a la décontraction de ceux à qui tout fut donné de naissance. Image même de cette gentry anglaise dont il se fit le chroniqueur mais dont il sut éviter la décevante intimité.

 

Il sut aussi saisir tout le charme et la fraîcheur de l'enfance, que ce soit ceux de sa compagne Kathleen ou ceux de ses commanditaires, il les représente avec beaucoup d'attention pour ne pas dire de tendresse, sans cette indulgence un peu mièvre qui est souvent de règle. Il les décrit jouant, chahutant quelque peu ces intérieurs de l'époque si étouffants, si surchargés, ou encore s'ébattant dans les parcs dont ils bousculent volontiers l'ordonnance soignée.

 

Mais plus que tout, James Tissot est le peintre de la femme. Le thème irrigue sa production tout au long de son existence : les Anglaises qu'il représente dans leurs activités mondaines : pique-niques, thés, bals... Mais surtout l'inspire sa compagne Kathleen dont le teint ravissant le fascinait ; elle reste son modèle privilégié. Il la représente se reposant, lisant, dans des moments d'abandon, se promenant, véritable archétype de la femme à la fois si fragile et si terriblement vivante. Dans « Octobre » (1877) provocante, elle se retourne pour dévisager le spectateur, sa silhouette sombre se détache sur le fond transparent de feuilles de marronnier qu'un soleil automnal dore. De retour à Paris, il consacre une série d'une quinzaine de toiles à la Parisienne : cela va de la demoiselle de magasin à la femme du monde en passant par les femmes d'artistes, les amazones de cirque, on remarquera l'absence de la femme du peuple comme on disait alors - James Tissot n'a jamais fait dans la critique sociale en dépit de ses sympathies communardes. Ce cycle bizarre fut mal reçu par la critique et nous déconcerte encore : c'est qu'il est difficile de savoir si ces compositions denses, voire étouffantes, exaltent ou décrient leur sujet...

 

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Le regard de James Tissot sur la société anglaise est profondément original et explique en grande partie son succès. Il ne pouvait ignorer que cette ville immense, polluée, était l'emporium du monde. Il représente certes le port mais c'est sous la forme d'un lieu de convivialité voire de drague : soit une virée plus ou moins galante en bateau (remarquer les bouteilles du champagne au premier plan) d'un homme ou d'un officier accompagnés de deux dames - Tout un petit monde oisif, affalé sur le roofd'une barque se faufilant de façon provocante au milieu d'un port bruissant d'activité ; soit un marivaudage appuyé ; soit enfin un grand bal donné sur un navire de guerre – remarquer le vide audacieux au centre.

 

La peinture d'histoire fut aussi une de ses ambitions : les grandesœuvres littéraires (Faust), la Bible l'inspirent. La parabole du Fils prodigue dont il donna deux versions, l'une transposée à l'orée de la Renaissance dans une Venise empruntée à Carpaccio et à l'Anvers des maîtres septentrionaux, Durer, Holbein (1860-62), l'autre se déroulant dans l'Angleterre contemporaine (1880). Cette dernière de petit format, au cadrage resserré, voire carrément oppressant pour la séquence « En pays étranger » en l'occurence un bordel japonais de bas étage où s'est égaré le jeune homme, connut un accueil chaleureux à Londres à l'inverse de la première, œuvre de jeunesse très inspirée par le peintre belge Henri Leys, qui fut fraîchement accueillie par la critique parisienne.

 

Vers la fin de sa vie, le succès s'atténue, sa religiosité s'affirme, il entreprend alors d'illustrer la Bible. Pour ce faire il entreprend par deux fois de voyager au Moyen-Orient, voyages documentaire. L'éditeur catholique Mame publie une première édition du Nouveau Testament, de luxe et fort chère, un succès malgré son prix élevé -1500 francs. Il n'eut pas le temps d'achever l'Ancien testament qui parut après sa mort, l'ouvrage complété par des compositions demandées à d'autres artistes connut un succès identique. Le souci de précision documentaire n'exclut nullement l'originalité de son regard et la verve de ses interprétations. Jesus regardant à travers le treillisest une composition mystérieuse où la Fils de Dieu apparaît telle une ombre au milieu d'un fouillis végétal, derrière des volets treillissés ; dessin bizarre, de lecture difficile, il traduit bien la difficulté à rencontrer une foi si proche mais si fuyante aussi.

 

Difficile de rendre compte en quelques toiles et dans sa diversité et son ambiguïté la production d'un artiste si subtil, difficile... le musée d'Orsay a magnifiquement tenu la gageure.

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

 

 

1- James Tissot, Le Cercle de la rue royale, (1866), huile sur toile, Paris, musée d'Orsau, © musée d'Orsay, Photo de l'auteur

2- James Tissot, The Thames, (1876), huile sur toile, Wakefield Council Permanent Art Collection (The Hepworth Wakefield), © Wakefield Council Permanent Art Collection, Photo de l'auteur.

3- James Tissot, Waiting, (1873), huile sur toile, Collection Diane Wilsey, Photo de l'auteur

 

 

 

 

 

 

 

 

James Tissot (1836-1902)

L'ambigu moderne

Jusqu'au 13 septembre 2020

Musée d'Orsay

- 1, rue de la Légion d'Honneur, 75007 Paris

- Téléphone :01 40 49 48 14

- Internet : 

- Horaire et tarifs : tous les jours sauf lundi de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu'à 21h30 ; 14€, tarif réduit 11€, gratuité pour certains publics, consulter à ce sujet le site du musée.

- Publications : James Tissot (1836 – 1902), l'ambigu moderne.- Paris, 2020, coédition musées d'Orsay et de l'Orangerie/RMN-Grand Palais, 45€

- Autour de l'exposition : conférences, concerts, films, visites conférences dans les collections du musée, consulter le site du musée.