Expositions

 

 

 

 

Toulouse-Lautrec

Résolument moderne

 

 

 

 

Qui se souviendrait aujourd'hui de La Goulue, de Valentin le désossé, d'Yvette Guilbert, d'Aristide Bruant et de tant d'autres qui battaient le pavé et les soirées de Montmartre à l'époque, en dehors de quelques historiens de mœurs et du gai Paris? Ils seraient engloutis dans la nuit de l'oubli si les images que Toulouse-Lautrec a faites d'eux, par la puissance de son regard ne les avaient immortalisés. Aujourd'hui, ces personnages illuminent de leur insolente vulgarité et de leur vitalité les cimaises des musées les plus gourmés... ils animent de leur gouaille les murs du très sérieux Grand Palais en une exposition qui a pour ambition de nous faire redécouvrir la modernité d'un artiste devenu si familier que ses audaces d'hier n'en sont plus aujourd'hui.

 

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Il était très doué, sa famille ne s'opposa donc pas à une carrière artistique. Son premier maître fut un ami de son père, René Princeteau, né dans une famille de grands propriétaires terriens du Libournais, lui aussi handicapé car sourd, peintre mondain de chasses à courre, d'élégantes à cheval au bois de Boulogne et peintre animalier puis de la vie rurale. Sur recommandation d'un autre ami de la famille, autre peintre mondain, John Lewis Brown, il entre dans l'atelier de Léon Bonnat le plus grand artiste de l'époque croyait-on alors puis, à la fermeture de cet atelier, dans celui de Fernand Cormon, spécialiste de la préhistoire qui, à l'inverse, laissait pratiquement le bride sur le cou à ses élèves. Il perfectionna, chez le premier en dépit de son tempérament frondeur, une pratique déjà confirmée - le Portrait du jeune Routy (1882), un paysan travaillant chez ses cousins Tapié de Ceyleran, est d'une étonnante maitrise, remarquer l'audace du vaste premier plan de caillasses vide où il dit que la peinture ne réside pas nécessairement dans le sujet - tandis que chez le second il découvre une iconographie hirsute, barbare, sauvage – voir le monumental Caïn du musée d'Orsay - qui ne sera pas sans influencer la vision de ses futurs sujets : là sans doute se trouve l'origine des mâchoires carnassières dont il dota tant de ses personnages. 

 

Acteurs, actrices, divettes, diseuses, danseurs et danseuses de chahut, acrobates, écuyères, clowns et clownesses, serveuses de brasserie, pierreuses, prostituées, filles de maison et leurs tauliers transcendés par un regard à nul autre pareil forment l'essentiel d'une œuvre peinte et graphique qui a renouvelé notre vision de la réalité. On ferait une grave erreur en voyant en cet homme blessé par la vie – il devait le nanisme qui l'affligeait à deux accidents pendant son adolescence – un fils de famille sombrant dans une noce crapuleuse. Si Toulouse-Lautrec s'est souvent réfugié dans ce monde, honni des gens de sa classe, c'est qu'il y a trouvé une société sans affectation, sans hypocrisie, sans masque... la vie dans sa crudité, dans sa cruauté, mais la vie telle qu'elle va. Il y avait aussi, et ce n'est nullement contradictoire, la désinvolture d'un aristocrate qui n'en avait rien à foutre d'une morale précautionneuse et petite bourgeoise et prenait son plaisir là où il le trouvait. Par ailleurs il était gai, un charmant compagnon et fut fidèle en amitié, mais sous son affabilité, sous son rire se cachait quand même le rictus dont il orna tant de ses personnages au risque de les choquer, voire de les peiner. 

 

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Les maisons closes ? Certes, mais aussi le cirque, les caf'conc, les petits théâtres, les boîtes, les cafés, les bars, tous ces lieux de sociabilités sinon marginaux du moins hors normes composent l'univers de ce singulier personnage, qui vécut souvent soit chez sa mère, la très austère et autoritaire comtesse, soit en colocation dirait-on aujourd'hui avec des amis, soit dans des bordels où il prenait pension. Il buvait, sans soif, sans limite, jusqu'au délirium ; pour éteindre ses complexes ? Oublier ses disgrâces ? Il en mourut ainsi que de la syphilis à l'âge de trente-sept ans. Il a trouvé le repos dans le cimetière de Notre-Dame de Verdelais, un petit pèlerinage local à quelques kilomètres de Malromé, la propriété de sa mère dans l'Entre-deux-Mers près de Bordeaux. Cette brève et fulgurante carrière qui n'a pas duré beaucoup plus qu'une quinzaine d'années fut d'une abondance et d'une richesse qui laissent pantois : dessins, peintures, gravures, livres illustrés, illustrations pour la presse, affiches, programmes de théâtre, il a tout abordé et par son audace, son talent, son art d'aller à l'essentiel, de ne rien celer de la réalité, il a revivifié de manière radicale ces expressions.

 

En peinture l'art de Toulouse-Lautrec ne différencie pas le dessin de la couleur. Il pratique peu le modelé. Son trait vif, rapide, incisif, nerveux qui se superpose EST la couleur, structure de l'image et à la fois sa matière. Pour les tableaux complexes, Toulouse-Lautrec effectuait de nombreuses études peintes ou dessinées, d'ensembles et de détails, mais il n'utilisait pas la mise au carreau selon la tradition, il peignait directement sur le support d'où l'aspect si spontané de ses toiles. Il n'était pas rare qu'il décline une seule composition en différents médiums : crayon, pastel, huile, gravure lithographique. Il mélangeait allègrement ces techniques et pratiquait ce que l'on appèle aujourd'hui pompeusement la « technique mixte », c'est à dire qu'il n'hésitait pas à mêler dessin et peinture. Au Salon de la rue des Moulins (1894), une de ses œuvres les plus ambitieuses, est un mixe de fusain, de pastel et de matière picturale.

 

L'œuvre graphique est peut-être la partie la plus novatrice de son travail. Il a pratiquement renouvelé l'art de l'affiche au point que l'on peut parler d'un avant et d'un après. Ses mise en page audacieuses qui doivent beaucoup à l'art japonais, mais encore plus à un synthétisme, à un sens aigu du récit, reposent sur une économie des moyens percutante. Il n'hésitait pas à tordre le cou à la réalité : dans la célèbre affiche pour le Jardin de Paris(1893) où Jane Avril danse la Mélinite, il n'hésite pas à déformer le bassoniste et son instrument, en repoussoir au premier plan, arabesque pratiquement illisible, pour les fondre dans le cadre entourant la scène. La Troupe de Mlle églantinedansant de cancan (1896) s'ébroue en un froufrou de lingerie d'où surgissent de façon aléatoire les jambes gainées de noir et le buste de ces dames : le tempo d'un rythme endiablé est là à défaut d'autre chose. On notera la note d'humour du petit rat portant manteau, parapluie et haut-de-forme griffonné en marge au-dessus de son monogramme. Humour qui n'est jamais loin même dans ses compositions les plus ambitieuses.

 

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Femmes, femmes, femmes... c'était son obsession, sa drogue. Il aimait les Rousses au teint laiteux. Il en a donné les images les plus crues, les plus féroces parfois, mais aussi les plus tendres. Son regard pouvait être caustique, et quand on compare les photos de ses modèles avec son interprétation on comprend par exemple les hésitation d'Yvette Guilbert à lui confier l'affiche de son spectacle. Mais jamais on n'y sent le mépris, au contraire il leur redonne une dignité, même dans les situations les plus scabreuses : la terrible effigie d'une Femme de maison blonde, étude pour L'Inspection médicale (1893/4), grimaçante, aux chairs fatiguées, aux bas noirs tire-bouchonnés, relevant une combinaison douteuse sur un bas-ventre nu, est effrayante, effrayante mais certainement pas insultante. Sans que l'on puisse vraiment parler de compassion, il y a dans cette terrible apparition une présence qui exclut toute condescendance.

 

En définitive, cet art est gai, vivant, d'une extraordinaire vitalité. Paradoxal car Toulouse-Lautrec a peint essentiellement un monde marginal, souvent misérable qui vivait de précarité – La Goulue finit très mal -, il souffrait lui-même de son nanisme, et cependant il a laissé une œuvre d'un dynamisme extraordinaire, d'un humour parfois féroce et, finalement, d'une joie de vivre inattendue.

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 - Au Salon de la rue des Moulins, 1894, fusain et huile sur toile, © Albi, Musée Toulouse-Lautrec

2 - Au cirque Fernando : Equyère, 1887-1888, huile sur toile, © Chicago The Art Institute of Chicago

3 - Au Moulin Rouge, 1892-95, huile sur toile, © Chicago, The Art Insitute of Chicago

 

 

 

 

Toulouse-Lautrec, résolument moderne

Jusqu'au 27 janvier 2020

Galeries nationales du Grand Palais

entrée square Jean Perrin

- Informations et réservation : 01 44 13 17 17 

- Web : www.grandpalais.fr

- Horaires et tarifs : Lunidi, jeudi et dimanche de 10hà20h, mercredi, vendredi et samedi de 10h à 22h, fermeture le mardi. Tarifs, 15€ et 11€ (16-25 ans, demandeurs d'emploi et familles nombreuses)

- Publications : Stéphane Guégan dir. Catalogue.- Paris, 2019, coédition, Rmn-Grand Palais / musée d'Orsay. 352p., 350 illustrations, 45€. Danièle Devynck, Journal de l'exposition, 24p., 30 illustrations, 6€. L'expo, 304p., 280 illustrations, 18,50 €. Thadée Natanson : Un Henri de Toulouse-Lautrec, préface de Stéphane Guégan, 236p., 60 illustrations, 19€.

- Activités culturelles : visites, ateliers, progrmme culturel, consulter le site.