Expositions

 

 

Tintoret (1518/9 - 1594)

Naissance d'un génie

 

 

 

 

 

Il accueille le visiteur en début de parcours : le cheveu en bataille, le sourcil froncé, la moustache et la barbe qui lui mangeant le bas du visage, le regard, surtout le regard, à la fois impérieux et interrogateur disent l'homme pressé, impatient de faire sa place dans la glorieuse Venise de la Renaissance, de s'imposer face à ses concurrents, Le Titien (1490 - 1576), le maître à la fois vénéré, à la tutelle encombrante, Véronèse (1528 - 1588), l'opulent, l'élégant peintre de la riche république et tant d'autres sires de moindre envergure. Oui Jacopo Robusti (1518 - 1594), dit le Tintoretto, le Tintoret pour nous, brûle d'en découdre, de s'imposer sur la scène artistique la plus brillante d'Italie : l'étoile de Florence pâlit, celle de Rome n'a pas encore atteint son firmament, l'art vénitien, qui pour l'avenir sera le symbole du primat de la couleur sur le dessin, est à son apogée. Cet autoportrait daté de 1547, le peintre n'a pas trente ans, est une des toiles les plus séduisantes de l'exposition sur les débuts de l'artiste que propose le musée du Luxembourg. C'est l'histoire d'un long cheminement de dix ans d'un jeune homme ambitieux qui pas à pas s'impose et va connaître le succès et voir reconnaître son génie.

 

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Jacopo Robusti est né à Venise, mais on ignore la date précise de sa naissance 1518 ? 1519 ? Il n'a pratiquement jamais quitté sa ville contrairement au Titien qui a eu une carrière internationale ou même à Véronèse qui comme son nom l'indique était originaire de Vérone. Son père qui venait de la terre ferme appartenait à ce que nous appellerions aujourd'hui la bonne bourgeoisie, un « Cittadino » ; c'est à dire la classe sociale juste en dessous de celle des patriciens dans l'échelle des valeurs de la société vénitienne d'alors. Ce fait expliquerait la désinvolture avec laquelle le peintre traita parfois sa clientèle et c'est par bravade, afin que nul n'en ignore, qu'il adoptera le surnom de Tintoretto (le Teinturier), la raison sociale d'une des entreprises paternelles ; un aveu aussi : de la couleur avant tout chose.

 

Tintoret5Son œuvre est profuse et dispersée dans tous les musées du monde mais on ne peut bien la connaître qu'à Venise où la Scuola di San Rocco, le Palais des Doges, l'église de la Madonna dell'Orto sont incontournables. Il n'hésitait pas à se mesurer à des surfaces immenses intransportables où son énergie et son génie héroïques pouvaient donner leur pleine mesure. On ne peut les comparer (par leurs dimensions) qu'aux grands cycles de fresque de Michel-Ange ou de Raphaël. Qu'on en juge : la crucifixion de la Scuola di San Rocco, entre autres, couvre une paroi de plus de cinq mètres de haut sur plus de douze de large.

 

La formation du Tintoret reste un mystère, aucun texte, aucun contrat n'a survécu. Les seuls renseignements qui nous soient parvenus proviennent de son premier biographe, Carlo Ridolfi, qui écrivait une cinquantaine d'années après sa mort. Il nous apprend que le jeune Jacopo Robusti serait rentré quelques temps dans l'atelier du Titien mais que ce dernier effrayé par la virtuosité de son élève et aussi par son insolence, craignant en outre de former un futur concurrent l'aurait promptement mis à la porte. L'histoire, trop jolie pour être vraie, relève de ces nombreuses et pieuses légendes qui émaillent l'histoire de l'art en Italie. Il semblerait, au vu de ses premières toiles, qu'il soit passé dans quelques ateliers un peu retardataires de la cité, on a suggéré Bonifacio dei Pitati. Plus sûrement il a achevé sa formation lui-même en regardant autour de lui, peintures, sculptures et même décors de théâtre. d'où le soin qu'ont pris les organisateurs de l'exposition d'exposer quelques-uns de ses modèles et d'insister sur les emprunts faits aux artistes contemporains : Le Titien et autres moindre sires, quelques sculptures antiques, celles de Michel-Ange, de Sansovino.

 

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L'artiste était doué d'une énergie et d'une puissance de travail peu communes, il a abordé tous les genres, la mythologie, la fable biblique, le portrait et, surtout, la peinture religieuse, la demande dans une Venise alors aux avant-postes de la Chrétienté était inépuisable : La Conversion de Saint Paul (1538/9), peinte alors qu'il avait à peine vingt ans, est une vaste toile (152 sur 236 cm.), d'une lecture difficile de par l'éclatement de l'action. Le thème ne devient clair qu'après une minutieuse analyse. À première vue on penserait à une scène de bataille – il se serait inspiré d'un tableau du Titien « La Bataille de Spolète » exécutée pour le Palais des Doges. Le gestuelle excessive des personnages et des chevaux cache mal leurs maladroites disproportions. L'œuvre montre cependant l'ambition d'un jeune homme qui se sentait capable d'entreprendre un tel ouvrage et qui avait trouvé un commanditaire pour l'acheter. On y décèle aussi ce qui sera en quelque sorte sa marque de fabrique : une manière bien personnelle de plaquer sur un sujet principal, représenté de façon originale, quasi incongrue, des actions secondaires. On retrouve ce genre composition à la limite de la bizarrerie dans le Jésus parmi les docteurs. Jésus trône sur une chaire à l'arrière plan d'une salle à colonnes tandis que les docteurs de la loi de part et d'autre d'une sorte de passage vide (qui ne serait pas sans évoquer les flots de la mer rouge s'écartant pour Moïse et les Israélites) marquent leur étonnement voire leur hostilité par une gesticulation quasi caricaturale ; noter aussi les énormes livres que certains consultent. Que fait le docteur affalé sur les marches ?

 

Parallèlement, il peint pour des confréries, des chapelles, des particuliers des toiles plus conventionnelles. Mais dans ces œuvres il y a toujours une part de déséquilibre dynamique, comme une sentiment d'in-tranquilité pour reprendre un terme de notre contemporain Garouste avec lequel, par delà les siècles, on pourrait trouver des correspondances : la Sainte Conversation Molin par exemple décrit un enfant Jésus en équilibre instable sur les genoux de sa mère elle-même fixée dans un déhanchement peu réaliste. Il y a aussi son goût pour les architectures bizarres aux perspectives improbables inspirées par les décors de théâtre ; voir les deux Christ et la femme adultère.

 

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Le Tintoret ne travaillait pas seul ce qui expliquerait en partie l'hétérogénéité de quelques toiles : Comment croire que deux compositions comme Le Concert des Muses et La Mort d'Adonis, puissent être pratiquement contemporaines? La première montrant les neuf sœurs peintes nues en pleine nature, disposées de façon arbitraire en deux groupes hétérogènes est moins bien venue, en dépit de superbes détails, que la seconde où la construction plus resserrée rend bien le drame – remarquer le vibrant portrait du chien d'Adonis. On ignore tout de ces assistants et de leur rôle exact, un seul a échappé à l'anonymat Giovanni Galizzi dont on décèle mal l'apport mais dont on connaît deux toiles signées. Son faire est proche de celui du jeune peintre, peut-être peut-on lui reprocher une approximation dans les proportions des figures que son employeur maîtrisait mieux.

 

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

1 - Autoportrait, vers 1547, Huile sur toile, 45,1 sur 38,1 cm, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, © Philadelphia Art Museum

2 - Portrait de Nicolo Doria, 1545, huile sur toile, 193 sur 114,9 cm, collection particulière, © collection particulière

3 - Tintoret et atelier (Giovanni Galizzi), Le Christ et la femme adultère, 1545, Huile sur toile, 118,5 sur 168 cm., Rome, Palazzo Barberine © Gallerie nazionale di Arte Antica Rome / Photo Mauro Coen, Rome

4 - Peintre nordique travaillant dans l'atelier de Tintoret, La mort d'Adonis, vers 1550-55, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre, Photo de l'auteur. 

 

 

 

 

 

 

Tintoret

Naissance d'un génie

7 mars – 1r juillet 2018

Musée du luxembourg

19, rue de Vaugirard, 75006 Paris

- Tél. : 01 40 13 62 00

- internet : www.museeduluxembourg.fr ; www.grandpalais.fr

- Horaires et tarifs : ouvert tous les jours, du mundi au vendredi de 10h30 à 18h, vendredi, samedi, dimanche et jours fériés de 10h30 à 19h. Tarifs, 13€, tarif réduit 9€ pour deux personnes du lundi au vendredi à partir de 16h, gratuité pour les moins de 16 ans et les bénéficiaires des minima sociaux.

- Publications : Catalogue de l'exposition, éditions RMN/Grand Palais, 2018, Paris, 224 p., 170 ill., 39€. Album de l'exposition par Roland Krischel et Cécile Maisonneuve, 48p., 40 illustrations, éditions RMN/Grand Palais, 10€ ; Guillaume Cassegrain, Tintoret, naissance d'un génie, collection Carnet d'expo Découvertes Gallimard, 64p., 9,20€.

- Animations culturelles : visites guidées et ateliers, conférences, visites chantées, projections, soirées spéciales, consulter le site.