Expositions

 

 

 

 

« Carambolages »

 

 

 

 

Blasphèmes... Le photographie de de Man Ray (Monument à D. A. F. de Sade) représentant une paire de fesse féminines vue au travers d'une ouverture en forme de croix est-elle plus blasphématoire que la Piéta de Jacques Bellange – l'artiste maniériste lorrain du début du XVIIe siècle – montrant un Christ efféminé et sensuel langoureusement affaissé, la tête coincée dans le giron de sa mère à la pâmoison tout aussi équivoque? Ou que cette épée devant laquelle le croisé faisait une ultime prière avant de foncer au massacre ou encore que cette croix aux bras bosselés à première vue, sculptée dans un bois exotique, sans doute au Japon, s'avérant à l'approche composée de crânes empilés ? Enfin que ces touchants crucifix fabriqués par les soldats de la guerre de 14/18 avec des balles... On qualifie cela d'Art des tranchées ! La Croix symbole chrétien du sacrifice expiatoire, gage de la salvation donne d'étranges avatars quand il n'est pas compris ou qu'il est repris par des civilisations extra européennes ; en témoignent la Poupée de fécondité Ashanti comme l'Arme faucille, bwagogambanza du Congo.

 

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Ceci est un exemple, parmi tant d'autres, des voisinages, des « carambolages », que Jean-Hubert Martin propose avec l'exposition qu'il a organisée pour la RMN au Grand Palais à Paris. C'est une étrange manifestation, mais aussi une des plus stimulantes, les plus intrigantes que l'on puisse voir. Il nous livre un mélange d'œuvres d'une diversité incroyable : peintures, dessins, gravures, sculptures, objets de curiosités, instruments ; L'Amérique, antique comme moderne, l'Afrique, d'aujourd'hui et d'hier, l'Asie, l'Europe, le monde est convoqué ici ; croyances, depuis la plus ésotérique à la plus populaire, depuis le mysticisme jusqu'au scepticisme ; le bizarre, le courant, l'incongru, le sublime voisinent ici pour notre plus grand plaisir et surtout pour notre plus grande édification. Pas d'appareil scientifique, cartouches et autres textes explicatifs, le visiteur est libre de circuler selon sa fantaisie et son goût, libre de faire les rapprochements qu'il veut, libre d'aimer ou de détester sans qu'il soit jugé, libre d'aller, de revenir, pas de progression suggérée, pas de hiérarchie entre le raffiné et le vulgaire. C'est la vie qui lui est proposée, à lui de faire son marché selon ses envies, son caprice, sa culture. C'est à la fois amusant et profondément sérieux et encore plus dérangeant. L'auteur a délibérément fait fi des règles les plus élémentaires des expositions « savantes » auxquelles nous sommes habitués. Seuls quelques petits écrans vidéo qu'il faut un peu chercher donnent les renseignements de base (auteur, titre de l'œuvre, datation etc.) dont on ne saurait faire l'économie. Cela dit, ici point de chef-d'œuvre absolu, ou rarement. Seulement des rencontres intrigantes entre des artefacts qui en disent parfois plus que de longs développements rationnels.

 

Carambolages1Anne et Patrick Poirier, dont on connaît les grandes et noires maquettes, dramatiques, de villes antiques ravagées par le temps et par le feu, véritables méditations sur la mort des civilisations, ouvrent le parcours avec une immense installation blanche, immaculée, froide : (Mnémosyne, 1991-1992, la Mémoire mère des neuf muses) une cité du futur dont l'organisation n'est pas sans rappeler, entre autres, les grandes cités méso amérindiennes ou les villes utopiques de la fin du XVIIIe siècle. La forme générale évoque un stade antique avec comme spina, au milieu, une série de bâtiments consacrés aux centres de pouvoirs de cette nouvelle « Urbs ». Sur les murs et dans les vitrines des œuvres plus ou moins en rapport avec la culture du siècle des lumières. On remarquera la tête grandeur nature, en cire de Gilles Barbier (Anatomie trans-schizophrène, 1999), clin d'œil à cette (imprécise) science rationalisée au XIXe siècle par Lombroso, la phrénologie, c'est à dire la connaissance du caractère d'un homme par les bosses de son crâne : elle contemple de son dérisoire savoir la cité. Mais ici loin de marquer la propension au crime ou la prédisposition à la vertu ou aux vices d'un individu, le plasticien en fait un obsédé sexuel en inscrivant dans les cases des termes provocants, « nichons », « pipe », « sodomie », « poil », « con », « couilles » etc. l'objet voisine avec un demi crâne gravé de Bornéo tatoué d'arabesques, sans doute celui d'un ennemi tué en combat ou d'un ancêtre valeureux. L'insolence côtoie le drame.

 

Carambolages5« Carambolages » parle essen-tiellement de l'homme. L'homme dans sa totalité, qu'il soit « civilisé », ou « sauvage », qu'il soit philosophe ou illettré, sublime ou vulgaire, la saint et le putain sont convoqués ici. Tout cela dans le plus grand désordre, un œuvre en appelant une autre par la seule logique du regard. L'œil, « miroir de l'âme » pour les Précieuses du XVIIe siècle, ici représenté par une gravure de Charles Le Brun, n'est-il pas le signe de l'humain dans une idole mésopotamienne du IVe millénaire avant J.-C., dont la tête se réduit à deux cercles ? Ou dans la pierre de Valdivia (équateur, 3500-1500 av. J.-C.) simple parallélépipède orné de rigoles séparant le corps du chef reconnaissable aux seuls yeux ?

 

Le tragique et le grotesque de l'existence humaine scandent le parcours. Tragique ? L'homme est le seul être vivant sachant que la Mort l'attend et, comme chacun le sait, on ne saurait la contempler de face. Alors, depuis La lanterne d'Hokusai, fantôme mélancolique, en passant par L'Alchimiste de Joseph Heinz le jeune où un vieillard consulte un immense grimoire à l'ombre d'un crâne démesuré tandis que s'affaire autour de lui un monde de sorcières, de succubes et d'incubes, ou encore de ce crâne sur-modelé du Vanuatu, une même angoisse, traverse le temps et l'espace. Celle qui a poussé un petit maître parisien du XIXe siècle, Poilpot, malgré un propos pédagogique, à faire une étude anatomique d'un des guerriers de « L'Enlèvement des Sabines » de David mi partie écorché, mi partie squelette. Tragique ou repoussant, voire comique, ce reliquaire du cloître Gnadenthal en Suisse, tête de mort et ossements vénérables décorés de perles et de broderies artistement disposés ? Grotesque, peut-être ? Aussi vulgaire comme la lourde gaudriole d'une élégante dame de Boucher montrant son cul nu en un geste d'une rare impudeur ; assurément plus vulgaire que le triptyque d'un anonyme flamand du début du XVIe siècle qui, quand on l'ouvre, montre d'un côté l'homme grimaçant, de l'autre ses fesses chatouillées par du chardon (du gratte-cul en langage populaire) ? Ou que la femme et l'homme qui pissent de Rembrandt ? Même le si gourmé Ingres ne s'est-il pas égaré jusqu'à copier les Baigneuses de Hans Sebald Beham – un artiste de la Renaissance allemande - occupées à jouer à touche pipi sous couvert d'hygiène ?

 

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On ne saurait dans le cadre d'un si court papier, évoquer toutes les pistes ouvertes ici, mais du moins a-t-on tenté d'en donner un avant-goût. « Carambolages » mérite mieux qu'un succès de scandale ou de curiosité : en décrivant la permanence et l'universalité du mode de préhension du monde malgré la multiplicité des voies explorées, elle (l'exposition) est un excellent antidote au replis sur soi à la peur de l'autre. C'est bien utile aujourd'hui...

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

- Anne et Patrick Poirier, Mnémosyne, 1991/1992, coll. des artistes, photo de l'auteur

- Anonyme flamand, Diptyque satirique, 1520 - 1530, Université de Liège, photot de l'auteur 

- Epée d'arme, Europe de l'Ouest, 1420-1430, musée de l'armée à Paris ; Poupée de fécondité, Ashanti, Ghana, Musée du quai Branly, Paris, photo de l'auteur

- Crâne surmodelé, Malekula, Vanuatu, Océanie, musée du quai Branly, Paris, photo de l'auteur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Carambolages »

2 mars – 4 juillet 2016

Galeries Nationales du Grand Palais, entrée Clémanceau.

- Tél. : 01 44 13 17 17

- Internet : www.grandpalais.fr

- Horaires et tarifs : tous les jours de10h à 20h, mercredi jusqu'à 22h, fermeture le dimanche 1r mai, pour la nuit européenne des musée le samedi 21 mai, gratuit de 20h à 1h. 13€ et 9€ (16/25 ans, demandeurs d'emploi, famille nombreuse) ; tarif tribu (4 personnes dont 2 jeunes), 35€. Gratuité pour les bénéficiaires du RSA et du minimun vieillesse.

- Publication : Jean-Hubert Martin dir., Catalogue, 2016, RMN/Grand Palais, 320 p., 230 illustrations, 49€.

- Développement numérique : un teaser www.grandpalais.fr/fr/evenement/carambolages ; côté jeune public, www.grandpalais.fr/article/carambolages-en-dominos ; www.grandpalais.fr/fr/jeune-public ; sur le web tinyurl.com/Carambolages-dominos. #ExpoCarambolages.

- Animation culturelle et pédagogique : visites guidées, ateliers, visites en familles, films et concert le 8 juin. Consulmter le site du Grand Palais.