Expositions

 

 

 

Splendeurs et misères,

images de la Prostitution 1850-1910

 

 

 

 

 

Bordel« La chair est triste et j'ai lu tous les livres »... la citation (libre) de l'Ecclésiaste vient à l'esprit en rendant compte de la nouvelle exposition du musée d'Orsay : « Splendeur et misère, images de la prostitution 1850 - 1910 ». La manifestation décrit, loin de toute gaudriole, un univers sordide de frustration (les clients) et d'exploitation (les femmes). À ce propos on relira la thèse d'Alain Corbin, « Les Filles de joie » qui jette un regard glaçant sur une époque que l'on a dite belle. Une morale sexuelle étroite qui n'avait rien à envier à celle de l'Angleterre régnait sur la France comme sur le reste de l'Europe, morale qui allait de pair avec une solide hypocrisie. Il ne faisait pas bon d'être une jeune femme obligée de gagner sa vie : insuffisamment payée tout la poussait à vendre son corps, et tous condamnaient la fille « déchue », pour ne pas parler du sort qui était fait à la fille mère. La jeune femme pauvre était considérée comme un danger pour la paix des ménages, dangereuse peut-être mais indispensable en tant qu'exutoire à la supposée sexualité débordante des mâles qui ne sauraient se satisfaire des plaisirs honnêtes et bien balisés de l'amour conjugal. La Blanchisseuse de Dagnan-Bouveret montre une jeune fille chargée de lourds ballots de linge, faisant halte sur un banc, au second plan deux messieurs, bien sous tout rapport se retournent. La scène qui paraît innocente aujourd'hui, replacée dans le contexte de l'exposition, reprend tout son sens : il s'agit bien d'une proie et de ses prédateurs...

 

Toulouse LautrecBordel

 

Véritable somme sur le thème, l'exposition conduit le visiteur du Paris, « capitale des plaisirs », jusqu'au chapitre final consacré à prostitution et modernité. écrivains, Zola, Maupassant, Proust... poètes, musiciens, ah la Traviata... artistes enfin, peintres, sculpteurs, dessinateurs, illustrateurs de journaux satyriques, tous sont obsédés par la prostituée. Les petits maîtres, au talent certes plus modeste que les grands – le génie transcende tout - donnent souvent une représentation de la réalité plus savoureuse et surtout plus exacte. Le charmant Jean Béraud, Le vigoureux Gervex, le virtuose Boldini, Steinlen le plus politique comme Forain. Il y aussi une salle consacrée aux photos pour « amateurs », salle interdite aux mineurs... On se demande, à l'heure d'internet, ce qu'ils pourraient bien trouver ici d'extraordinaire. Grotesque!

 

ManetBordelOn voit aussi quelques pièces de mobilier ayant appartenu à une de ces grandes courtisanes véritables people avant la lettre, la Païva ; son lit, la console de son salon sculptée par Dalou ; dans un autre genre, le meuble qui permettait de jouir de trois femmes à la fois et fut fabriqué pour édouard VII, le grand amateur de petites femmes de Paris : il venait chercher ici un peu de cette liberté sexuelle qu'il ne trouvait pas dans le Londres victorien.

 

La prostituée, misérable « pierreuse » arpentant les fortifs ou la glorieuse courtisane, suscite un sentiment ambivalent de fascination/répulsion. Le bordel ? Il y en avait jusque dans les petites villes, lieu de stupre et de sociabilité : un univers nocturne, clos, tiède, moite de la chaleur des corps, saturé d'effluves parfumées, où tout était possible. Toulouse-Lautrec y trouvait un refuge où sa difformité posait moins de problèmes. Le peintre faisait des séjours plus ou moins prolongés dans certaines « maisons », il y partageait la vie des pensionnaires. Une vingtaine de toiles et dessins décrivent le quotidien d'un univers assez popote qui évoque plus le pensionnat que la bacchanale. Il a su en peindre l'ennui mais aussi les aspects les plus crus. L'artiste n'épargne rien, mais son regard, pour incisif qu'il fut, n'avait rien de moralisateur et de cruel, encore moins de méprisant : il se sentait, au fond, plus proche de ces femmes décriées et méprisées que des dames de son milieu d'origine, la bonne noblesse provinciale. Son regard pouvait se teinter de tendresse quand il dessinait un couple de femmes, un peu hirsutes, assoupi dans le bonheur et la plénitude de l'après.

 

Degas en des monotypes virtuoses donne une vision autrement plus âpre voire méchante : un pitoyable troupeau de femmes bovines au faciès imbécile, nues à l'exception des inévitables bas noirs, mamelues, ventrues, le nez en pied de marmite, se lavent, se peignent, se reposent, accueillent le client. Elles sont grotesques, misérables et l'on se reproche de sourire en les regardant... Finalement cette dépravation petite bourgeoise en dit plus sur l'auteur qui avait manifestement un gros problème avec sa sexualité que sur ces pauvres femmes. On le sait il a fini sa vie en vieux célibataire ranci, anti-dreyfusard de surcroit.

 

DegasBordel

 

Vingt ans après, Picasso peint Gustave Coquiot, portrait du parfait noceur : nez charnu, poches et rides aux yeux, lèvres vermeilles, moustache en croc, barbiche, chemise blanche et frac noir il repose avec nonchalance sur un arrière plan de dérisoires danseuses du ventre. La pâte épaisse s'accorde avec la sensualité du personnage et l'oeuvre est construite sur un efficace contraste entre le noir et blanc de l'homme et le fond coloré. Le Malaguègne en deux autres tableaux l'un où il expose tel un bijou le corps rose de la femme dans son écrin de lingeries blanches, l'autre représentant le profil d'une pierreuse en fin de carrière, maigre, rongée par l'alcool et la syphilis peint le début et la fin... Enfin quelques ébauches et projets évoquent Les Demoiselles d'Avignon qui comme on le sait représentent une scène de bordel, cette ostension allait révolutionner la peinture et l'influence encore (voir l'exposition Picasso mania au Grand Palais)...

 

PicassoBordelSphinge, goule, vampire, femme fatale, femme piège qui ne fait qu'une bouchée du pantin son client... le Belge Félicien Rops s'en est fait le chantre, les dessins exposés, finalement assez sages et illustratifs quand on connait le reste de son œuvre – pourquoi tant de timidité ? -, montrent des créatures dominant une humanité masculine assez veule. Le Niçois Mossa ne craint ni le blasphème avec sa Mary de Magdala, ni l'outrance avec Elle, femme-fauve, couronnée de têtes de mort et de deux corbeaux, aux seins énormes, accroupie, juchée sur un monceau de corps masculins nus, contemple le spectateur. Ce superbe dessinateur, équivalent français du britannique Aubrey Beardsley, obsédé par le mythe de la femme destructrice de l'homme, eut une période frénétique au tournant du siècle, il s'assagira ensuite et se mairiera (trois fois).

 

Cette conception de la femme date ! On peut s'en gausser. Mais en y réfléchissant bien l'exposition que d'aucuns disent racoleuse ne renvoie-t-elle pas à notre temps où l'on discute de savoir s'il faut interdire la prostitution, condamner le client comme on condamne déjà le souteneur ?

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

1 - F. Kupka (1871-1957), Gigolette, © Galerie Nationale Prague, photo de l'auteur

2 - Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Au Moulin rouge, 1892-95, huile sur toile, Chicago Art Institute, Helen Birch Bartlett Memorial collection, Photography © The Art Institute of Chicago

3 - Edouard Manet (1832-1883), Deux jambes avec bottines, étude pour la femme au café, aquarelle, 1880, Paris, Musée d'Orsay © Musée d'Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

4 - Edgar Degas (1834-1917), Femmes à la terrasse d'un café le soir, 1877, pastel, Paris, musée d'Orsay © Musée d'Orsay, Distr. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

5 - Pablo Picasso (1881-1973), Portrait de Gustave Coquiot, huile sur toile, Centre Pompidou (déposé au musée Picasso), Photo centre Pompidou © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN-Grand Palais : Béatrice Hatals © Succession Picasso 2015.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Splendeurs et misères,

Images de la prostitution, 1850 – 1910

22 septembre 2015 – 17 janvier 2016

Musée d'Orsay

1, rue de la Légion d'Honneur, 75007 Paris

- Téléphone : 01 40 49 48 14

- Internet : www.musee-orsay.fr

- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le lundi, de 9h30 à 18h sauf jeudi de 9h30 à 21h45, fermeture le 25 décembre ; tarif, 11€, tarif réduit, 8,50€ (familles nombreuses et tous les visiteurs après 18h), gratuité pour les moins de 18 ans, visiteurs de 18 à 25 ans pour les ressortissants des pays de l'Union Européenne, Amis du musée d'Orsay, adhérents de cartes blanches et muséeO, carte jeunes, personnes handicapées, demandeurs d'emploi et le premier dimanche pour tous.

- Publications : Catalogue sous la direction de Guy Cogeval, 308p., 300 illustrations, version française et anglaise, coédition Musée d'Orsay/Flammarion, 45€. Revue de l'exposition, Musée d'Orsay/Flammarion, 232p., 90 illustrations, 22€. Abécédaire de la prostitution au XIXe siècle, 216p., 338 illustrations, coédition Musée d'Orsay/Flammarion, 14,50€.

- Autour de l'exposition : conférences, visites guidées, visite en langage des signes, Concerts, cabaret, opéras filmés, lectures, films, consulter le site du musée