Exposition

 

 

 

Rouge,

Arts et utopies au pays des Soviets

 

 

 

 

 

Les lendemains qui chantent... là tout serait harmonieux, l'égalité règnerait, la fraternité ; les jeunes gens tous beaux et athlétiques, les jeunes filles souriantes et heureuses, discuteraient avec conviction d'une morale socialiste (se draguer, vous n'y pensez pas!). Charmants petits raisonneurs qu'êtes-vous devenus ? Les mères seraient « nourricières », les responsables politiques paternels promèneraient dans leur voiture des gamins extasiés. L'art serait accessible et au service de tous. Tous travailleraient pour le bien de la communauté : pourquoi vivre dans des appartements petit bourgeois ? Pourquoi garder pour son seul usage sa plus belle robe, son plus beau costume? La vie en commun est si riche ; que tout soit à tous et le bonheur serait accessible. On a peine à imaginer aujourd'hui où règne une amère lucidité, un individualisme féroce, l'impact qu'ont eu les théories socialistes défendues avec enthousiasme par les intellectuels et les artistes au lendemain de la Révolution d'octobre en 1917 en Russie. On peut se gausser devant tant de naïveté, d'inconscience, voire de cécité volontaire, s'indigner devant le cynisme des gens de pouvoir, mais force est de constater que cette intelligentsia révolutionnaire proposait aux plus démunis une explication du monde, un idéal, une compréhension de l'histoire, proposait une société où chacun serait à sa place et recevrait son dû. Le retour à la réalité n'en fut que plus désespérant.

 

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Le Grand Palais propose une exposition sur les années d'effervescence qui suivirent la prise pouvoir par les Soviets en 1917, années où, malgré une terrible guerre civile et la glaciation stalinienne qui a suivi, on pouvait penser que tout était possible dans le domaine culturel. La régression, que représentait le Réalisme socialiste qui s'est imposé dans les années suivantes devait remettre les pendules à l'heure. Tableaux, dessins, affiches, revues, films, théâtre, décrivent ce bref moment où l'on a cru que l'art d'avant-garde pouvait accompagner, stimuler et diffuser les principes d'une révolution sociale et fraternelle radicale. C'est passionnant et, peut-être, très instructif. On se remémorera à ce propos de tant de vertus affichées aux résultats si décevants (c'est une aimable litote!) notre bon vieux Pascal, « Ni ange ni bête, mais qui veut faire l'ange fait la bête » (citation libre), en l'occurence la bête était féroce qui dévora des millions de vies.

 

On vit rarement art si éloquent. Le temps était à la parole, au discours, au prêche, voire à l'invective contre l'ancien monde capitaliste et spéculateur. Même l'œuvre que l'on pourrait penser la plus abstraite, la plus libre, tel Pur Rougede Rodtchenko – un simple carré - est signifiante à cet égard.. C'est que la tâche était immense : il fallait instruire, convertir au socialisme une masse ignorante, analphabète sur laquelle pesait des préjugés millénaires, façonner un homme nouveau débarrassé d'une subjectivité petite bourgeoise honnie. Les artistes russes firent preuves d'une inventivité extraordinaire : les Agit-trainsdécorés par les créateurs les plus engagés sillonnaient les contrées les plus isolées, les Fenêtres Rosta -affichettes coup de poing aux formes sommaires aisément reproductibles que l'on collait sur les vitrines des magasins vides -, les spectacles commémorant sur les lieux mêmes les événements magnifiés de la révolution, les pièces de théâtre, les films dont celui que l'on décrivait au début de l'article, les cartes postales - nous dirions aujourd'hui « flyers » - reproduisant des montages photos percutants, la liste n'est pas exhaustive.

 

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Une révolution iconographique double la révolution politique, les thèmes s'orientent maintenant en direction du prolétariat, de la marche en avant de la société : fini le grand monde en ses gloires et petitesses, finies les Vénus, les popes extatiques, le pittoresque de la misère que prisait tant les esthètes, est venu le temps des instituteurs, des ouvriers, des paysans, des bambins éclatants de vie, des leaders politiques. Ces nouveaux héros occupent les cimaises, mais les vieilles recettes de la peinture bourgeoise reviennent en force : Staline, définitivement fermé aux spéculations intellectuelles (du moins celles-là), impose rudement un tournant esthétique que ce soit en peinture, en sculpture, en architecture. Un curieux tableau de Georgi Roublev, un Portrait de J.V. Stalinede 1935, peint alors que le réalisme socialiste s'impose est d'une étonnante prescience. Sur un fond rouge, rouge sang et non rouge révolution, l'autocrate, rajeuni, la moustache noire, l'œil charbonneux, lit le journal confortablement assis dans son fauteuil comme un de ces bourgeois honnis, à ses pieds se love son chien tout aussi sanglant. La toile ne fut découverte qu'après la mort de l'auteur en 1975 - on comprend sa prudence. Rappelons pour ceux qui l'auraient oublié que Staline est l'un des responsables de quelques trente millions de morts et que les artistes n'étaient pas plus protégés que les autres.

 

L'intérêt de l'exposition est de faire la part belle au Réalisme socialiste, un art qui n'a pas bonne presse mais que l'on ne connaît guère en Occident. C'est donc avec curiosité que l'on découvre une peinture qui ne fut pas toujours si médiocre que l'on a bien voulu le dire. Si certains artistes officiels sont d'une pompeuse médiocrité ; on songe à la grande et pieuse toile d'Alexandre Guerassimov montrantStaline se recueillant devant le cercueil de Jdanov(l'inventeur du Réalisme socialiste et son maître-inquisiteur), carrément grotesque quand on connaît les deux personnages. D'autres, plus intéressants comme Alexandre Deïneka (1899-1969), pratiquent une peinture claire, aux formes simplifiées, à la limite du symbolisme, qui est loin d'être indigne. Ses femmes vigoureuses, solidement charpentées, disent la puissance du prolétariat, et son enthousiasme. Son engagement inébranlable envers les valeurs de la société socialiste ne l'empêche nullement de se faire plus léger, plus vivant quand il représente une bande de Jeunes gens profitant de leur pause déjeuner pour se baigner : Dombass, la pause-déjeuner(1935). Un autre maître tout aussi inconnu, Piotr Williams (1902-1947) fait preuve de qualités identiques quand il peint une Installation d'un chantier(1932) : mêmes formes monumentales, coloris raffiné, la toile est d'une poésie certaine, en dépit d'un thème sévère, de par l'imprécision des formes qui se fondent en une sorte de sfumato moderne. Ce ne sont que deux exemples parmi tan d'autres. Rien que pour cela Rouge mérite une visite attentive.

 

Un art figuratif, ce qui ne veut pas dire réaliste, un art qui chante un socialisme lumineux, donne une vision optimiste d'un monde, clair, sain, juste où s'épanouit l'individu grâce à une discipline librement consentie. Une économie de progrès qui, c'était sûr, devait distancer un capitalisme d'oppression... Nous touchons du doigt la tragédie sous-jascente à cet art, son divorce de plus en plus profond avec la vérité des choses. Peut-être ce mensonge de l'art précède-t-il l'auto-effondrement d'un monde ?

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 - Gustav Klucis, Dressez la bannière de Marx, Engels, Lénine, Staline ! Esquisse pour une affiche, 1933. Photomontage, peinture à l'huile, gouache, encre de chine sur carton. 48,2 sur 99,4 cm. Riga, musée national des Beaux-Arts de Lettonie © collection du musée national des Beaux-Arts.

- Alexandre Deneïka, Dombass, la pause déjeuner, 1935, huile sur toile 149,5 sur 248,5 cm. Riga, musée national des Beaux-Arts de Lettonie © Adagp, Paris, 2019 / photo collection du musée national des Beaux-Arts.

 

 

 

 

 

 

 

Rouge, art et utopie au pays des Soviets

20 mars – 1er juillet 2019

Grand Palais, galeries nationales, entrée Clémenceau

- internet : https://www.grandpalais.fr

-Téléphone : 01 44 13 17 17

- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le mardi de 10h à 20h, nocturne le mercredi jusqu'à 22h ; tarifs, 14€, tarif réduit 10€ (16-25 ans, demandeurs d'emplois et familles nombreuses), tarif tribu (4 personnes dont deux jeunes) 33€, gratuit pour les moins de 16 ans et les bénéficiaires des minima sociaux. Application de l'exposition, 2,99€, pour smartphones, à télécharger sur Google play et l'Appstore https://tinyurl.com/appligandpalais

- Publications : Catalogue, sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov, éditions de la RMN/grand palais, 2018, 288p., 250 ill. ; Le Journal de l'exposition, éditions de la Réunion de Musées nationaux / Grand Palais 2019, 28 p., 40 ill., 6€ ; Le DVD, Rouge, l'art au pays des Soviets, auteurs : Adrien Minard et Pierre-Henri Gibert, Réalisateur, Pierre-Henri Gibert, film couleurs, 52 minutes, 14,90€.

- Animations culturelles : conférences, films, lectures, , performances, concerts, activités pédagogiques, consulter le site du Grand Palais.