Expositions

 

 

La Peinture américaine des années 1930,

the Age of Anxiety

 

 

 

C'est une toile étonnante, elle représente la forme d'un corps féminin fait d'un limon émergeant de la terre ravinée. Au premier plan une charrue, tout au fond une pauvre ferme désertée, un arbre mort. Érosion N° 2, Mother Earth laid bare (notre terre mise à nue) a été peinte en 1936 par Alexandre Hogue, un artiste américain exposé au musée de l'Orangerie dans le cadre d'une exposition d'une cinquantaine de tableaux consacrée à l'art des états Unis des années trente, les années de la Grande Dépression. Comment ne pas penser au roman de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, devant un tel tableau ? Le lyrisme de l'écrivain chantant notre mère la Terre assassinée, violée par des labours mécanisés, trouvent ici une illustration presque textuelle. Tableau d'actualité aussi : on le sait moins mais la crise de 1929 s'est doublée d'une crise agricole due à une sécheresse implacable, la Grande Sécheresse qui a ravagé le centre des états-Uni. À la masse des chômeurs qui avaient perdu tout, se joignait la foule des agriculteurs chassés de leur terre par cette calamité naturelle. Pas si naturelle que cela en fait : elle était, pour une grande part, due à la surexploitation du sol et à la dilapidation des ressources hydrauliques...

 

Amrique2La bourse de New York explose le 29 octobre 1929. Par un effet domino, le krach se répand, les faillites se multiplient, le chômage de masse - près de 25% de la population active - jette à la rue les Américains ayant perdu leur emploi, leur maison, leur dignité. Tout un peuple sombre. Le Pays se replie sur lui-même, l'Isolationnisme, tentation récurrente du pays, revient en force. On retrouve chez les artistes américains une tendance identique au retour sur soi-même en recherchant ce qui fait la spécificité de l'identité américaine. Ces peintres, à l'inverse des photographes, se sont rarement attardés sur la misère de leurs compatriotes. On ne peut guère citer ici que la terrible toile de Philip Evergood, Danse Marathon (1934) qui plonge dans l'univers impitoyable des marathons de danse décrits par Horace MacCoy dans son court roman On achève bien les chevaux ou encore le terrible American Justice (1933) où Joe Jones fustige les crimes du Ku Klux Klan. Ces créateurs se sont plutôt essayé à retrouver et à illustrer les spécificités de la civilisation paysanne de leur pays comme si en plongeant dans une tradition très forte ils allaient trouver les réponses aux problèmes économiques et moraux de l'époque.

 

American Gothic (1930) de Grant Wood, tableau devenu iconique de la civilisation des petites villes et villages américains ouvre le parcours. Image d'une vie austère basée sur le travail et une morale intransigeante et étriquée ; un couple d'agriculteurs, entre deux âges, nous accueille, vêtus sans coquetterie, ils se dressent devant nous, admonestation implicite. On remarquera l'agressivité de la fourche à trois dents, dressée vers le ciel, instrument de travail, mais aussi arme de défense pour bouter hors de leur territoire le Malin corrupteur. Gothique ? La fenêtre de la maison de bois qui évoque les baies en tiers point de bâtiments gothiques, le hiératisme des deux personnages résurrection charnelle des statues ornant les porches des cathédrales européennes. Image forte mais ambigüe, l'artiste se fait le chantre d'un travail agricole idyllique, en totale contradiction avec la terrible sécheresse qui sévissait alors. Georgia O'Keeffe en peignant un crâne de vache orné de roses artificielles blanches Caw's Skrull with Calico Roses (1931), où elle se souvient de ses amis Surréalistes européens, est plus proche de la réalité.

 

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Entre nostalgie de la vie simple de la campagne, affirmation de la puissance industrielle du pays et contestation véhémente de l'actualité, les artistes oscillent. On sera sensible aux images aussi élégantes qu'épurées d'un Charles Sheeler ou d'un Charles Demuth qui transcendent une réalité industrielle infiniment moins irénique - lointain écho d'un Cubismes assagi avec leurs élégantes constructions géométrisées aux couleurs froides. On a rarement vu un port fluvial aussi séduisant que celui de l'American Landscape du premier, représentation d'une zone industrielle quasi marmoréenne aux gris subtils d'une beauté intemporelle. L'artiste travaillait à partir de photos et bénéficiera de la politique culturelle du New Deal qui commanda de grandes fresques pour les bâtiments publics, à l'instar de ce qui se pratiquait alors au Mexique.

 

Un dîner de la paroisse, la Fête de Thanksgiving, un intérieur quaker, toiles sympathiques retracent la vie quiète d'un monde qui ne bouge pas et partant rassurant quand tout s'écroule. Cependant d'autres artistes ont su peindre la vitalité extraordinaire des grandes villes américaines. Le très sexuel The Fleet in (1934) – La Flotte débarque - de Paul Cadmus avec ses personnages lourdement charnels peint l'exubérance d'une jeunesse dont rien ne viendra éteindre l'élan vital ; tout comme dans In Fourteenth Street (1934) Reginald Marsh confronte la lumineuse silhouette d'une élégante - surgit-elle de l'affiche derrière elle ? - au flot des anonymes que vomit une bouche de métro ; étonnante toile papillonnante, sans profondeur, difficile à déchiffrer dans ses détails, elle fait écho paradoxalement au très dérangeant Hogs Killing a Snake (vers 1930) de John Stevart Curry qui voit des cochons quasi sauvages dévorant un énorme serpent. Âpre combat pour la survie, symbole de la dureté de ces temps ?

 

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Ces artistes sont pas tout à fait étrangers à la politique, plusieurs d'entre eux adhéraient aux théories marxistes, et portaient un regard critique sur l'état des rapports économiques dans leur pays : on voit dans Les débardeurs de Joe Jones – il fut tenté par le communisme – un homme en costume dominant des ouvriers qu'il emploie sans doute pour un salaire de misère. Les figures lourdes et monumentales des personnages stylisés, rendent la scène archétypale. Quant à Guglielmi, avec Phoenix (1935), il ose peindre un portait de Lénine dans un paysage industriel désolé, image des ravages de la spéculation. Quant à Jackson Pollock, il offre en fin de parcours un inquiétant et sombre mélange de monstres enlacés préfigurant ses « drippings ».

 

On pourrait penser à lire ce qui précède que ces artistes peignaient en totale ignorance de ce qui se faisait alors en Europe. C'est partiellement faux, plusieurs ont fait des séjours en Italie, en Espagne, en France et n'ont rien ignoré des recherches les plus avancées. Comment ne pas penser à Miro devant le carton d'une grande fresque peint par Ilya Bolotowski ? À Salvador Dali devant la toile de Frederico Castellon ? À l'art abstrait naissant en Europe avec les œuvres de George L. K. Morris ou de Arthur Dove ? Et aussi ils préfigurent souvent, trente ans avant, ce que sera l'art de la fin du XXe siècle : le Wrigley's de Charles Green Shaw annonce l'art pop tout comme le primitivisme de William H. Johnson ouvre la voie à Basquiat.

 

Le maître de la solitude, Edvard Hopper clôture la circuit : Gas (1940), une station service la nuit le long d'une route en forêt, illuminée elle semble bien isolee et son desservant bien fragile...

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Grant Wood (1891-1942) American Gothic, Huile sur panneau d'aggloméré, Chicago, The Art Institute of Chicago, Friends of American Art Collection © The Art Institute of Chicago

- Vue des salles de l'exposition, photo de l'auteur

- Charles Demuth (1883-1935) ...And the Home of the Brave (1931), Huile et graphite sur toile, The Art Institute of Chicago, Alfred Stieglitz collection, don de Georgia O'Keeffe © The Art Institute of Chicago.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La peinture américaine des années 1930

« The Age of Anxiety »

12 octobre 2016 au 30 janvier 2017

Musée de l'Orangerie

Jardin des Tuileries, 75001 Paris

- Tél. : 01 44 50 43 00

- Mèl : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

- Internet : www.musee-orangerie.fr

- Horaires et tarifs : Ouvert tous les jours sauf le mardi et le 25 décembre, de 9H à 18h. Tarifs, 9 et 6,5€, gratuit les premiers dimanches du mois, pour les adhérents et les moins de 26 ans de l'UE

- Publication : Catalogue sous la direction de Judith A. Barter, Musée de l'Orangerie / Hazan, 204p., ill. En couleurs, 39€.

- Activités : visites guidées, ateliers, concerts, conférences, soirée évènementielle 18-30 ans samedi 21 janvier de 18h30 à 22h30 (gratuit). Consulter le siter pour plus de détails.