Rivalités à Venise...

Titien, Tintoret, Véronèse

 




Vers la fin des années 1540, Titien qui jusque là régnait sans partage sur la peinture vénitienne et européenne voit, à Venise, s'élever en rivaux des artistes plus jeunes, presque aussi talentueux, qui, tout en le révérant, remettent en question sa prééminence. Le Louvre a réuni quatre-vingt-six tableaux pour illustrer cette émulation fructueuse qui s'étend quasiment sur un demi siècle et offre au visiteur une magnifique collection de chefs-d'œuvres ainsi qu'un panorama de la peinture vénitienne en cette fin du XVIe siècle.

Ils sont trois maîtres, plus quelques autres moins connus du grand public : Titien, le plus profond, le plus noble,qui intériorise les sujets qu'il peint ; Tintoret le plus fougueux grâce à une touche brutale, à des tons sourds souvent sombres, à des compositions tourmentées adoptées des peintres maniéristes ; enfin Véronèse le plus apollinien, qui joue d'une palette claire et séduisante pour peindre des tableaux sophistiqués et raffinés.


Le circuit s'organise en séquences thématiques où les œuvres se répondent en un dialogue stimulant : « portraits », « le reflet et l'éclat », « entre sacré et profane », « le nu féminin à Venise » etc.


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Titien, Danaé, vers 1553/4, Madrid, Museo del Prado, © Museo nacional del Prado Madrid

Titien l'emporte haut la main pour le chapitre du nu féminin avec ses deux Danaé, celle de 1544-46 peinte pour le cardinal Alexandre Farnèse, futur Paul III, puis, dix ans plus tard, celle livrée au roi d'Espagne Philippe II. On ne manquera pas de remarquer comment il a su adapter le sujet – dont la misogynie reflétait bien l'esprit de l'époque – à la personnalité des deux commanditaires : Pour le cardinal, un humaniste cultivé et raffiné, un nu sensuel flanqué d'un amour adolescent ; pour Philippe II, plus hypocrite, il maquille le mythe en en scène de genre moralisante : il flanque la belle mortelle, identique à la première, d'une vieille entremetteuse recueillant l'or tombant du ciel. Ce faisant il rend plus attrayant le corps de Danaé en l'opposant à l'avide décrépitude de l'aïeule mais il rend quelque peu vulgaire la scène.


Pour le portrait la concurrence est plus rude : Et l'on sera sensible au couple charmant que forment Iseppo da Porto et son fils Adriano de Véronèse, plus qu'à la noble élégance des effigies du Titien. Le geste tendre de l'enfant qui se blottit contre un père protecteur est émouvant. Dans la même veine d'humanité familière on n'oubliera pas l'autoportrait de Tintoret dans sa vieillesse : l'artiste, impitoyable, détaille sur son visage les ravages dus à l'âge et aux désillusions. L'effigie peinte de face surgissant des ténèbres est poignante. Titien, lui, quand il se représente en patricien laisse froid.


Venise se couvre de fresques et de peintures monumentales dans ses églises et ses palais. Un seul plafond de Véronèse exposé ici, ne saurait remplacer ces espaces d'art total que sont la scuola di San Rocco de Tintoret, la salle du grand Conseil du palais ducal... On pourra se consoler en allant voir ou revoir les Noces de Cana de Véronèse quelques étages plus haut : vaste composition où s'agite une foule qui donne bien l'idée de ces vastes ensembles.


Les organisateurs ont eu la bonne idée de confronter quelques scènes religieuses de repas bibliques qui semblent tant plaire aux maîtres vénitiens : Les pèlerins d'Emmaüs de Titien est une toile toute en retenue proche du récit évangélique. Véronèse en traitant le même thème ne peut résister au plaisir d'accumuler les protagonistes extérieurs à l'action : les enfants qui jouent avec un chien au premier plan, la famille du commanditaire – parents, enfants, domestiques -, au point qu'il a du outrer l'attitude du Christ (il lève les yeux au ciel) pour que l'attention du spectateur puisse, enfin, se fixer sur la scène religieuse. (voir un regard, une image). Jacopo Bassano lui, toujours sur le même thème, place carrément, à droite et au second plan le Christ et les deux pèlerins attablés, le devant de la scène, le vrai sujet, étant la cuisine où s'affairent cuisiniers, servantes et animaux familiers. Quant à la Dernière cène de Tintoret, elle s'organise de façon beaucoup moins convaincante : la table vue en plongée offre un espace suffisant pour que les apôtres se côtoient sans se gêner, certes, mais sans élégance.


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Deux chiens liés à une souche, Jacopo Bassano vers 1548-9, © Musée du Louvre.

RMN/Gérard Blot


A propos d'animaux familiers, on remarquera, toujours de Jacopo Bassano Deux chiens dans un paysage ; première représentation animalière autonome dans la peinture occidentale et aussi véritable portrait de deux animaux représentés dans leur singularité. C'est un chef d'œuvre de réalisme poétique qui sera pillé par les concurrents du maître : Tintoret reprendra le chien blanc dans son Lavement des pieds. Ces chiens sont les premiers d'une longue série d'œuvres où les animaux tiennent une grande place, peintes par le maître, son atelier puis ses fils. La bottegha en inondera l'Europe pendant des décennies.


En guise de conclusion il faut laisser la parole au poète pour ces artistes qui revendiquaient la licence des poètes et des fous.

Là tout n'est qu'ordre et beauté

Luxe, calme et volupté

On aura reconnu bien entendu le refrain de l'invitation au voyage de Baudelaire.

 

Gilles Coÿne

 

 

Titien, Tintoret, Véronèse, rivalités à Venise

17 septembre 2009, 4 janvier 2010

Hall Napoléon

Musée du Louvre

Tél. :

Site internet : www.louvre.fr

Publications : Catalogue, coédition musée du Louve/éditions Hazan, 480 p., 42€ ; Album de l'exposition, musée du Louvre/éditions Hazan, 48 p., 8€. Venise au XVIe siècle, TDC (Textes et Documents pour la classe), 38 p. ill.