Expositions

 

 

 

 

 

 

Pierre Bonnard, Peindre l'Arcadie

 

 

 

 

« Là, tout n'est qu'ordre et beauté

Luxe, calme et volupté »

 

 

 

 

 

Ces deux vers trop connus de Baudelaire disent mieux que tous les commentaires l'univers de Pierre Bonnard que le musée d'Orsay honore d'une magnifique exposition. Curieux personnage que ce vieux garçon – il le fut toujours même dans son jeune âge, en témoigne une photo vers 1890 le représentant barbu, pipe au bec, lorgnon chevauchant le nez – qui loin des modes et des révolutions esthétiques creusa son sillon têtu, calme, enchanté et enchanteur de la couleur avec laquelle il recrée un monde quotidien féérique.

 

Ses thèmes? La femme, Sa femme - modèle, puis maitresse, enfin épouse -, ses amantes, ses amies, les inconnues croisées dans la rue ou dans le jardin public ; sa famille, les enfants de sa sœur, ses amis ; ses maisons si bien ordonnancées, leurs jardins touffus à la verdure débordante, donnant sur de vastes paysages luxuriants ; les animaux familiers, chats, chiens, à l'omniprésence discrète : jappant, ronronnants, s'insinuant partout, à table comme dans le lit encore froissé par les ébats amoureux. Ah le charme des étés trop chauds, des siestes amoureuses, des petits déjeuners en famille, des conversations sur la terrasse, des thés sous les ombrages ; les surprises d'une loge à l'opéra, les ballerines croquées selon un point de vue amusant. Oui quel monde charmant, si désuet à nos yeux, quel monde confortable, sans souci, sans angoisse...

 

slide_410528_5165208_free - copieslide_410528_5165210_freeslide_410528_5165212_free - copieslide_410528_5165214_free - copie

 

Vraiment ? Une superbe série de quatre auto-portraits, à mi-parcours, relativisent cette vision idyllique. Quatre effigies grinçantes - Bonnard n'était pas vraiment séduisant et l'une d'elles tendrement caricaturale ne le représentent-elles en boxeur dérisoire ? -, quatre effigies grinçantes donc disent une certaine amertume, un désenchantement, un désarroi, comme une distance, une fêlure, un manque qu'il faut combler par la peinture. Une de ses œuvres les plus célèbre, conservée au musée d'Orsay et représentant la famille de son beau frère Claude Terrasse devisant devant leur maison de campagne n'a-t-il-il pas quelque chose d'une charge, comme s'il se situait dans un ailleurs d'un monde où évoluaient ces gens qu'il aimait certes, mais qui étaient fondamentalement autres ? On ne rit jamais dans tableaux et portraits, c'est un monde grave, figé, méditatif ; Bonnard a mené une vie en totale rupture avec celle de sa classe et de sa famille qui pourtant l'accepta tel qu'il était, avec sa vie de bohème, ses amours infréquentables. En a-t-il gardé une blessure secrète ?

 

Bonnard appartenait à une famille qui, sans être très fortunée, avait des moyens. Aussi est-ce sans difficultés majeures qu'il put rapidement abandonner une carrière juridique pour se consacrer à la peinture. À l'académie Jullian, puis peu après à l'école des Beaux-Arts, il se lie d'amitié avec la jeune avant-garde. Il découvre Gauguin et, surtout, en 1890, l'art japonais dont il va reprendre les cadrages, la perspective sans profondeur et les déformations expressives. Il est l'un des fondateurs, avec quelques amis, d'un mouvement esthétique qu'ils nomment, un peu par dérision, un peu par conviction, Nabi – prophète en hébreux. L'exposition s'ouvre par les salles consacrées aux premières œuvres de celui qu'un critique appela « Un Nabi très japonard ». Il y a là les quatre célèbres panneaux en hauteur représentant des « Femmes au jardin ». On remarquera le fond quasiment abstrait comme une tapisserie sur lequel se détachent les silhouettes aux lignes sinueuses, mais aussi, et cela sera la marque de toute sa production future, on notera une tendre familiarité avec les modèles saisis dans un moment d'abandon ; un chat jouant, un chien sautant de plaisir ajoutent une note d'humour. Même regard attendri pour les deux caniches luttant ou pour le Chat blanc croqués en deux petits tableaux charmants et d'une grande audace expressive.

 

slide_410528_5165240_free - copie

 

Alors que l'art parisien poursuit sa glorieuse trajectoire ponctuée de scandales et de remises en cause de l'esthétique classique, Bonnard poursuit son petit bonhomme de chemin, ni révolutionnaire, ni tenant d'une tradition, même renouvelée, il se livre à « ...cette passion périmée pour la peinture » comme il le dira plus tard. Ce faisant, il paraît aujourd'hui plus moderne que tant d'autres. S'il reste fidèle à la figuration, on notera cependant une rupture avec les canons de la représentation traditionnelle. Il transgresse les règles de la perspective pour mieux exprimer son sentiment : dans le grand Nu à contre-jour une de ses œuvres majeures, il bascule le décor par rapport à la figure de la femme ; le décor, touffu peint en virgules vire-voltantes, véritable marée mouvante, enveloppe la silhouette peinte de façon plus réaliste, qui se dresse tel un totem, une idole. On retrouvera cette effervescence dans les paysages où refusant la hiérarchie des plans il transforme le sujet en une sorte de tapisserie mouvante. L'Atelier au mimosa, de la fin de sa vie, est caractéristique. La figure humaine dans cette perspective a tendance à ce fondre dans la matière au point de devenir difficile à cerner quand elle n'est pas exilée dans les marge de la composition ; voir La Salle à manger à la campagne, La Terrasse à Vernon ou encore la Palme.

 

C'est une peinture tendre, aimante. Bonnard aime les instants d'intimité fragiles, le charme du moment privilégié qu'il transcrit avec amour et humilité, son regard se teinte d'indulgence quand il se porte vers le monde de l'enfance et celui de nos frères « inférieurs », ce petit monde animal qui nous entoure et dont la présence dans ses tableaux est récurrente. S'il fut le poète de la femme – un thème obsessionnel -, sa vision n'est pas celle d'un prédateur. Il faut regarder attentivement les photos de nus qu'il prit de ses modèles, de sa compagne Marthe – elle le surprit une fois elle-même – pour comprendre une démarche personnelle et rare dans des temps où la photo de nu oscillait entre le nu « artistique » pour « amateurs » et le nu objet d'un art autonome qui dépasse son sujet. Il est le précurseur de notre temps où il est banal de se photographier dans le plus simple appareil, voire de se dévoiler devant l'œil de son ordinateur.

 

Bonnard est aussi l'auteur de vastes décorations peintes pour ses amis, ses mécènes, français et étrangers. Elles occupent les dernières salle. Ce sont de grands paysages lumineux véritables hymnes au soleil. Si les panneaux peints pour la salle à manger de Misia Edwards peuvent laisser dubitatif (les bordures sont carrément hideuses), en revanche, La Méditerranée, monumental triptyque commandé par le mécène russe Morozov - il vient de Saint Petersbourg -, clôture l'exposition en majesté.

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Femmes au jardin, 1890/91, Détrempe sur papier marouflé sur toile, Paris, musée d'Orsay, © Musée d'Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski © ADAGP, Paris 2015

- Le Boxeur (portrait de l'artiste), 1931, huile sur toile, Paris, musée d'Orsay, donation Philippe Meyer, 2000,© RMN-Grand Palais / Michèle Bellot © ADAGP, Paris 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Bonnard

(1867 – 1947)

Peindre l'Arcadie

Musée d'Orsay

1, rue de la Légion d'honneur, 75007 Paris

- Tél. : 0140 49 48 14

- internet : www.musee-orsay.fr

- Horaires et tarifs : tous les jours sauf lundi de 9h30 à 18h, nocturne jeudi jusqu'à 21h45, fermé le 1r mai. Plein tarif 11€, tarif réduit, 8,5€, gratuité pour les moins de 25 ans.

- Publications : Catalogue de l'exposition, sous la direction de Guy Cogeval, coédition Musée d'Orsay / Hazan,308p., env. 200 ill., 45€ ; Isabelle Cahn, Album de l'exposition, 49p., 36 ill., 8,5€.

- Autour de l'exposition : Visites guidées, journées d'études, concert, activités pour les jeunes consulter le site du musée.