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Expositions

 

 

Le Greco (1541-1614)

 

 

 

 

Parfaite, vraiment parfaite, l'exposition sur le Greco au grand Palais à Paris est une réussite. Bon, il faut suivre un itinéraire un peu compliqué pour l'atteindre, l'entrée est un peu glauque, un peu honteuse dans un coin mais le visiteur sera récompensé de ses peines : les salles blanches, comme dans un monastère espagnol du siècle d'or, les volumes nobles et bien agencés mettent parfaitement en valeur les tableaux encadrés de baguettes d'époque, ils semblent sortir de l'atelier. Enfin, et cela ne gâche rien, le nombre de toiles pas excessif, quatre-vingt, permet de bien profiter de la visite. Nous sommes loin de ces parcours exhaustifs harassants qui accablent parfois plus qu'ils ne les mettent en valeur les artistes et laissent le visiteur exsangue. La magnifique toile du Louvre Le Christ en croix adoré par deux donateurs (1595) retrouve ainsi toute sa dimension esthétique et religieuse isolée qu'elle est sur un pan de mur blanc, elle fait face au Chef-d'œuvre de l'exposition L'Assomption de la Vierge (1577-79) qui nous vient de Chicago, et soutient la comparaison. Le ciel tourmenté, orageux, le corps du supplicié lointain souvenir de Michel-Ange, la discrète présence des deux personnages aux attitudes contrastées, la tonalité générale gris bleu sont une réussite. Nous découvrons les qualités du tableau, alors qu'au Louvre...

 

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étrange destin que celui de ce Crétois, né vers 1541 à Candie (aujourd'hui Héraklion) alors sous domination vénitienne, peintre d'icônes, qui à vingt-six ans quitte sa ville, son pays pour Venise. Il tente sa chance dans une ville qui était alors au sommet de sa splendeur et de sa richesse où œuvraient une pléiade de génies dont l'Europe se disputait les œuvres. Il admire et adopte la facture du Titien qu'il semble ne pas avoir rencontré, mais aussi Véronèse, Le Tintoret, il n'arrive cependant pas à faire sa place ici. Il refuse de devenir une Madonnero, ces peintres d'origine moyenne-orientale qui marient maladroitement les deux traditions et peignent d'humbles tableaux destinés au tout venant, supports de religiosité plus que d'autre chose. Il avait d'autres ambitions. Il part pour Rome où bien qu'hébergé dans le palais Farnèse sur recommandation du miniaturiste Giulio Clovio et en dépit des nombreuse amitiés qu'il noue dans la ville éternelle et qui lui seront utiles plus tard, il ne rencontre pas le succès espéré. Il faut dire que sa jactance ne devait pas que lui faire des amis : n'affirmait-il pas que si l'on effaçait le Jugement dernier de Michel-Ange à la Sixtine il se faisait fort de le remplacer en mieux...

 

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Il choisit de tenter sa chance en Espagne où Philippe II fait construire le palais-monastère de l'Escurial. On engage de nombreux artistes pour cet énorme chantier et, de préférence à Madrid qui bien que capitale du pays depuis 1561 n'était encore qu'une bourgade surpeuplée, il s'installe à Tolède alors le centre intellectuel, artistique et religieux du royaume. Il y restera jusqu'à sa mort. Il trouve là le milieu intellectuel et moral où s'épanouir. Cela ne se fit pas sans difficultés : jouissant d'une exceptionnelle renommée il bénéficie de commandes prestigieuses mais il se brouille avec ses commanditaires qui, trouvant ses prix excessifs, pinaillent au moment de la livraison des œuvres. Il passe une bonne partie de son temps en procès. Il doit se contenter d'une clientèle moins prestigieuse. Mais son atelier fonctionne et il doit engager de nombreux aides et multiple les copies plus ou moins autographes en une sorte de course en avant.

À sa mort, son nom tombe rapidement dans l'oubli. L'éclipse va durer ceux cents ans et ce n'est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu'il sera redécouvert. Sa facture étrange, ses couleurs vives et agressives – du moins pour les critères de l'époque -, ses silhouettes torturées et peu réalistes rebutent et séduisent à la fois. On a parlé de défaut de la vision, de folie... Mais il fascine l'avant-garde parisienne qui découvre en lui un singulier de l'art, un précurseur, un génie isolé et incompris.

 

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L'icône qui ouvre l'exposition, peinte à Candie, n'est plus qu'une ruine, elle représente un thème un peu passé de mode en Occident mais encore courant en Orient, St Luc peignant la Vierge. Malgré la dégradation on peut lire encore la silhouette en S de l'apôtre. Sa dynamique, assez peu courante dans l'art byzantin, annonce celle qui animera ses toiles plus tard. Il assimile rapidement les codes et les techniques de l'art renaissant grâce aux gravures et aux tableaux importés dans l'île, il les perfectionna à Venise et à Rome mais il ne se défera jamais tout à fait de l'enseignement qu'il reçut dans son île. De la période italienne deux tableaux se détachent L'Annonciation (1569 -1570) peinte à partir d'une gravure reproduisant un tableau du Titien avec ses coloris intenses - jaune de la robe de l'ange, bleu vert et rouge de la vêture de la Vierge, nuages opalescents déclinant une gamme feu -, et Le Christ portant sa croix qui doit beaucoup à Lorenzo Lotto de par son cadrage resserré et le carmin de la tunique.

L'Assomption de la Vierge, (citée plus haut), une des premières commandes pour le couvent de Santo Domingo el Antiguo à Tolède est une ambitieuse toile de plus de quatre mètres de haut, organisée selon un schéma aussi simple qu'élégant : le registre de la terre, autour du tombeau désormais inutile et symbolisé de façon aussi peu réaliste que schématique, réunit les apôtres frappés d'étonnement et d'émerveillement – originalité du Greco : dans l'iconographie traditionnelle le Vierge est dans son lit à ses derniers instants. La partie supérieure, le ciel, est consacrée à la Vierge accueillie par un tohu-bohu d'anges en adoration tout aussi peu conventionnels. L'œuvre, d'un caractère superficiellement classicisant, possède tous les caractères du maniérisme : allongement des corps, têtes petites, personnages en équilibre instable, couleurs brillantes et crues. On reconnaît le schéma du célèbre, Enterrement du comte d'Orgaz opposant l'ici-bas à l'au-delà. Il est clair que le peintre n'a jamais oublié les leçons de se formation byzantine et qu'elles irriguent souterrainement les créations de sa maturité.

 

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Un a-réalisme encore plus assumé marque la série de toiles consacrées à L'Agonie du Christ au Jardin des Oliviers (1590). La composition en largeur, frappe par son expressionnismes : tandis que le dramatique dialogue entre l'ange et le fils de Dieu occupe la diagonale de la toile, dans le fond lovés dans un espace ovoïde quasi abstrait sommeillent les apôtres. Les personnages en équilibre instable, le ciel et la terre comme convulsés, difficiles à départager, les couleurs acidulées, stridentes font de cette composition une œuvre sans exemple dans la peinture occidentale.

On pleure beaucoup ici, larmes du Christ portant les péchés du monde, celles de sa mère, la sainte Vierge, devant le destin promis à son fils, larmes de repentance de Marie-Madeleine, de Saint Pierre expiant son reniement, et tant d'autres. C'est que l'époque était à une religiosité de contention et de macération : celle des corps comme des âmes, on prisait plus que tout le « don des larmes ». Le joyeux paganisme de la Renaissance triomphante n'est plus, la lourde réthorique baroque de reconquête se met en place mais pas ici, pas à Tolède ville qui se provincialise, L'art du Greco se situe dans cet entre-deux ce qui explique peut-être son étonnante liberté. Ce contemporain de Thérèse d'Avila et de St Jean de la Croix exprime le paroxysme d'une piété, d'un renoncement au monde, qui sont l'exact opposé d'un hédonisme dont aujourd'hui on touche les limites ; peut-être est-ce là la raison de notre fascination.

Gilles Coÿne

 

 

 

L'Assomption de la Vierge (1577 - 1579), huile sur toile, 403,2 sur 211,8 cm., Chicago, Art Institute, © Art Institute, Chicago, dist RMN-Grand Palais 

Portrait de frère Hortensio Félix Paravicino, vers 1601 - 1612, huile sur toile, 112 sur 86,1 cm., © Boston Museum of Fine Arts

Piéta, 1580-1590, huile sur toile, 121 sur 156n8 cm., © collection particulière

Saint Martin et le Pauvre, 1597-1599, Huile sur toile, © Washington National Gallery of Art

 

 

 

 

 

 

 

 

Greco

16 octobre 2019 – 10 février 2020

Grand Palais, galerie sud-est

Avenue Georges Clémenceau

- Tél. : 01 44 13 17 17 

- internet : https://www.grandpalais.fr

- Horaires et tarifs : Jeudi, dimanche et lundi de 10h à 20h, nocturne les mercredi, vendredi et samedi de 10h à 22h. Tarifs, 13€, tarif réduit 9€ (16-25 ans, familles nombreuses, demandeurs d'emploi), gratuité pour les moins de 16 ans et les bénéficiaires des minimas sociaux.

- Publications : Catalogue sous la direction de Guillaume Kientz, coédition RMNGP/Louvre, Paris, 2019, 248p.,200illustrations,45€. ; Charlotte Chastel-Rousseau : journal de l'exposition, coédition RMNGP/Louvre, Paris, 2019, 24p., 45 illustrations, 6€ ; Greco, Charlotte Chastel-Rousseau, coédition Gallimard/RMNGP/Louvre, 64p., 9,20€.

- Programmation culturelle : Rencontres, conférences, films, animations par les élèves du conservatoire, concerts, visites guidées etc, consulter le site du Grand Palais.