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Expositions

 

 

 

 

Les Bas-fonds du Baroque

La Rome du vice et de la misère

 

 

 

1_manfredi_bacchus et buveur - copieDe la fin du XVIe siècle au milieu du siècle suivant, Rome, sûre de son idéologie après le concile de Trente, devient le centre de la reconquête catholique. La ville se transforme en un vaste chantier : on termine la basilique St Pierre, ordres et confréries construisent des sanctuaires somptueux tandis que l'aristocratie fait élever de fastueux palais. En marge de ce monde brillant, grouille une société aussi misérable qu'interlope de vagabonds, de larrons, de spadassins, de prostituées, d'entremetteuses, de mendiants et de saltimbanques ; un univers parallèle aussi crasseux que dangereux, exact négatif de la pompeuse Rome officielle.

 

C'est à cet envers de la Ville que le musée du petit Palais à Paris consacre une petite et très séduisante exposition. En une cinquantaine de toiles et dessins les organisateurs ont brossé le portrait de ce monde interlope ; le succès est assuré d'autant que ont la décoration a été confiée à Pier Luigi Pizzi lequel a imaginé, comme à son ordinaire, une grandiose scénographie évoquant l'ambiance de la cité à l'époque. Le visiteur entre dans une haute et vaste galerie aux murs tapissés de reproductions de gravures représentant les grandes constructions contemporaines. Quelques moulages anciens d'antiques, une balustrade, meublent ce vaste espace lumineux qui s'oppose aux salles obscures où grouille, sur toile, une population aussi pittoresque qu'inquiétante. Cet espace central n'est pas sans rappeler les cabinets d'amateurs que peignaient les peintres flamands de l'époque ou ceux que Pannini, un siècle plus tard dédia à la Rome moderne et à la Rome antique. Les dernières pièces avec leurs faux marbres, leurs velours rouges frappés, leurs glaces qui égarent le visiteur évoquent le luxe des palais où étaient exposés ces tableaux : Dieux ! Que les haillons sont délicieusement pittoresques sous les marbres et les ors !

Rome est alors l'école de l'Europe, elle attire comme un aimant une foule d'artistes qui viennent étudier les antiquités, se former à l'exemple des grands maîtres de la Renaissance et enfin découvrir les deux révolutions esthétiques du moment : celle des Carrache et celle du Caravage. Ils sont jeunes, originaires de tous les états italiens, bien entendu, des pays catholiques – France, Espagne, Pays bas du sud, Allemagne -, mais aussi des pays protestants. Ce groupe turbulent et désargenté cherche gloire et fortune : ici est réunie la plus grande concentration de mécènes fortunés d'Europe et la multiplicité de chantiers offre des occasions exceptionnelle à un jeune ambitieux. De retour au pays, ces garçons et ces filles feront fructifier ce qu'ils ont appris ici.

 

6_rombouts-la rixe

Le « Bacchus et un buveur » de Bartolomeo Manfredi accueille le visiteur et donne le ton dès le première salle. On remarquera l'anti-classicisme des figures de la composition en spirale : les deux personnages, Bacchus, jeune voyou pas vraiment beau, le buveur aux traits simiesques, dansent une sorte chorégraphie de l'ivresse. Noter le jeu des regards, buveur vers le dieu, de ce dernier vers la grappe de raisin. cela sent la crasse, la sueur, les corps pas lavés, en dépit de l'élégante mise du buveur : chapeau à plume, somptueux vêtement carmin superbement rendu. Tout est dit en un tableau où le raffinement côtoie le vulgaire.

 

L'alcool, le jeu, le sexe, la violence, l'insolence envers les valeurs dominantes, voire la transgression démoniaque, tels sont les ingrédients d'un art ambigu dans sa forme comme dans son sens : car enfin ces prostitués, ces sigisbées, ces voleurs, ces diseuses de bonne aventure, ces garçons qui pissent et défèquent dans les ruines les plus vénérables, tous ces sujets choquants (pour l'époque) n'étaient-ils pas destinés finalement à orner les palais et les hôtels de la haute société ? Ne cherchons pas dans ces tableaux une remise en cause du monde tel qu'il allait mais plus prosaïquement des objets de curiosité pour cabinets d'amateurs blasés. Seuls l'Homme faisant le geste de la fica d'un anonyme nordique dans le registre de la provocation et le si humain Mendiant de Ribera ajoutent une note d'authenticité à ce qui n'est finalement qu'un jeu esthétisant.

 

13. van laer-autoportrait avec scne de magie

Provocant l'Auto-portrait avec scène de magie de Peter Bodding van Laer ? L'artiste s'est représentant faisant une grimace devant une créature fantastique dont on ne voit que les griffes à droite du tableau. Au premier plan, crâne, chandelle éteinte, manuscrits ésotériques, récipients et substances diverses, disent l'activité illicite dont se pare le personnage. N'oublions pas que ce tableau est contemporain de la grande vague répressive qui sévissait alors en Europe. Des centaines de « sorciers » furent envoyés au bûcher. La provocation de l'artiste a quelque chose de grinçant.

 

On retrouvera l'ambiguïté dans les leçons de morale que prétendent délivrer certains tableaux, les diseuses de bonne aventure par exemple : La toile de Pietro Paolini, un maître rare et peu connu, est caractéristique qui présente un petit groupe en frise. Tout tourne autour du couple que forme le jeune et riche naïf, élégamment mis, et la vieille grimaçante qui lui prédit monts et merveilles. Une jeune femme, une prostituée vraisemblablement, cherche à détourner son attention tandis qu'en arrière une autre vieille le soulage de sa bourse, le tout sous le regard d'un mauvais garçon coiffé d'un chapeau mis de travers. À l'extrême gauche, une femme prend à témoin le spectateur. Le jeu , autre passion, véritable plaie qui sévit pendant plus de deux siècles en Europe, dégénère en rixe dans une composition mouvementée du Hollandais Rombouts ; la toile s'organise autour d'un habile contraste entre la calme jeune femme de droite (elle en a vu d'autres!) qui sert de repoussoir au groupe véhément des adversaires. La rixe oppose un gueux, sans doute le tricheur, à un homme bien mis.

 

11-2. valentin de boulogne_le concert au bas-relief

Paradoxalement, c'est la prostitution, pourtant florissante dans la Rome d'alors, qui est représentée ici de manière plus allusive : on trouve une scène explicite avec la vieille entremetteuse négociant les charmes d'une prostituée au premier plan d'une vue de Rome de Claude Lorrain ; la ville couvre de sa beauté lumineuse la scène sordide... Giovanni Lanfranco pousse la transgression plus loin en peignant un jeune homme nu, étendu dans la position d'une nymphe ou d'une Vénus, jouant avec un chat (animal diabolique comme chacun le sait...). Que dire aussi des Lutteurs, nus, de Michaël Sweerts? Ou du jeune Bacchus lui aussi nu, ses attributs bien en vue, étendu sous une treille dont il saisit les grappes? L'auteur anonyme livre une image encore plus scandaleuse (aux yeux de l'époque) que Le Caravage lui-même.

 

Mais comme le dit l'Ecclésiaste « La chair est faible et j'ai lu tous les livres », une certaine mélancolie saisit les musiciens du Concert au Bas relief du Valentin. Cette belle toile qui réunit un groupe d'amis chantant, jouant d'instruments ou buvant, termine l'exposition sur une note désenchantée.

 

Gilles Coyne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621, Rome, Galleria nazionale di Arte antica in Palazzo Barberini © Sopraintendenza Speciale per il Patrimonio Storico, Artistico ed etnoantropologico e per Pollo Museale della citta di Roma.

- Theodoor Rombouts, La Rixe, 1620-1630, © Copenhagen, Statens Museum for Kunst

- Pieter Boddingh van Laer, Autoportrait eves scène de magie, vers 1638-39, © courtesy The Leiden Collection, New York

- Valentin de Boulogne, Concert au Bas-relief, vers 1620-25, © Musée du Louvre, dist. R M N - Grand Palais / Martine Beck-Cppola.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Bas-fonds du Baroque

La Rome du vise et de la misère

24 février – 24 mai 2015

Petit Palais

Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

Avenue Wiston Churchill, 75008 Paris

- Tél. : 01 53 43 40 00

- Internet : www.petitpalais.fr

- Horaires et tarifs : Tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h, nocturne jusqu'à 21h le vendredi ; Plein tarif 11€, tarif réduit 8€, gratuit jusqu'à 17 ans inclus. Entrée libre pour les collections permanentes.

- Publications : Catalogue, sous le direction de Francesca Cappelletti et Annick Lemoine, 294p., 40€. Petit Journal, par Annick Lemoine, 32p., 4€.

- Activités culturelles : Ateliers et visites ; activités destinées aux familles, aux personnes malentendantes, aux déficients visuels consulter le site de l'exposition.

Cycles de conférences le mardi de 12h30 à) 14h ; cycles de films le dimanche à 14h30 ; concerts baroques les jeudi 9 avril et 7 mai, de 12h30 à 13h30.