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Georges-Antoine Rochegrosse

Les fastes de la décadence

 

 

Qui connaît l'existence d'un peintre du nom de Rochegrosse (1859 – 1938)? Peut-être les heureux propriétaires des dictionnaires encyclopédiques Larousse du début du XXe siècle? En effet on pouvait voir dans les pages intercalaires consacrées aux gloires artistiques du moment, les peintres dits « pompiers ».C'était le beau temps du misée du Luxembourg. Une composition célèbre alors, retenait l'attention : « L'Incendie de Persépolis de ce peintre où l'on voyait au milieu d'une orgie frénétique, une dame dépoitraillée portée par un robuste soudard, tous deux manifestement ivres, mettre le feu aux tentures du palais de Darius... Le musée Anne de Beaujeu à Moulins, avant sa fermeture pour rénovation, propose une rétrospective de son œuvre.

 

visuel de lexposition - copie 2Rochegrosse est né à Versailles, son père, pour l'état civil sinon sur le plan biologique, était inspecteur de chemin de fer ; cet homme, qu'il fallut enfermer dans un asile psychiatrique, mourra en 1874. Madame Rochegrosse, séparée de son mari peu après la naissance de l'enfant, avait trouvé des consolateurs, l'un d'entre eux, qui l'épousera en 1875, quand elle sera devenue veuve, n'était autre que Théodore de Banville, écrivain, poète, dramaturge, critique dramatique, chroniqueur littéraire, chef de file des Parnassiens. Si l'on insiste ici sur ces détails c'est qu'ils ne sont pas sans importance dans le développement de l'enfant et du jeune homme. Banville s'est occupé de lui dès sa plus tendre enfance, il lui dédia même un poème à ce moment-là. Rochegrosse, élève brillant, artiste précoce, baignera dès son plus jeune âge dans une atmosphère de culture et de poésie. Il connaîtra enfant Baudelaire, plus tard Flaubert... Parvenu à l'âge adulte, il y gagnera une solide réputation de peintre « intellectuel », finalement assez surfaite : à la différence de son beau-père, il était plestôt introverti ; il fréquenta peu les salons littéraires, mais il aura une connaissance pointue de l'élite de son temps grâce au cercle des relations de ce derniers. De même ce peintre des orgies où l'on voyait des cohortes de femmes énamourées, nues et ivres dans des décors extravagants, fut l'homme d'une seule femme.

 

Rochegrosse appartient au petit groupes d'activistes qui va réconcilier la France avec la musique de Wagner à la fin du XIXe siècle. Deux importants tableaux illustrent cet aspect de son œuvre : Le Chevaliers aux fleurs (1894, musée d'Orsay) et Les Maîtres chanteurs, la scène du quintette (1896). Cette dernière, plaisante illustration d'une scène importante de l'opéra fut sévèrement critiquée par les Wagnériens de l'époque qui n'y retrouvaient pas la magie de la musique. Aujourd'hui on serait plus indulgent. On est sensible aux lumineux vêtements de Walter de Stolzing, où les ombres du pourpoint et des chausses sont marquées par l'intensité plus ou moins fortes de la couleur, sans utilisation du noir. Le personnage n'en devient que plus lumineux. En cela Rochegrosse a retenu la leçon des Impressionnistes ses exacts contemporains. En fait, c'est un tableau d'illustrateur, le peintre a commencé très tôt une carrière d'imagier pour les grands auteurs de son temps, les Victor Hugo, les Flaubert, les Zolas, d'autres encore. Le Chevalier aux fleurs est plus réussi. Thannhaüser se dresse dans une armure d'argent étincelante, le regard fixé loi au-delà des limites du tableau au milieu d'une mosaïque de couleurs claires dont on ne discerne pas le détail de loin. Ce sont les filles du Venusberg qui tentent de le séduire pour le détourner du chemin rédempteur qu'il entreprend. La toile est d'une luminosité extraordinaire et a séduit, entre autres Camille Mauclair, le premier historien des Impressionnistes : « Un homme, écrit-il, qui n'a rien à envier aux meilleurs des Impressionnistes, et il a, en plus, une intellectualité réelle. »

 

sarah bernhardt - copie

 

Presque chaque année, Rochegrosse présentait au salon une composition de grande taille que l'état achetait et expédiait dans quelque musée de province, elles y sont encore roulées dans les réserves quand elles n'ont tout simplement pas disparu. Ce sont les grandes absentes de l'exposition. Qu'est devenue par exemple La Mort de Babylone, énorme péplum de sept mètres sur neuf ? La Jacquerie (3m60 sur 4M85) ? Une tapisserie La France en Afrique, tissée pour l'Exposition universelle de 1900, très fraîche de couleur, en donne une idée, encore que son sujet irénique soir bien éloignée de l'inspiration fougueuse de ces immenses fresques. Ces scènes démesurées où le maître s'entourait d'aides pour leur réalisation avaient qualque chose de fascinant car elles plongeaient le spectateur dans un monde hors norme en l'arrachant à son prosaïque quotidien. Le luxe, la profusion, la dépravation, l'héroïque beauté, la cruauté sans fin, la laideur repoussante, ingrédients de ces histoires transportaient les Français de l'époque loin de leurs salles à manger Henri II... Aujourd'hui nous leur trouverions un certain charme et nous les regarderions avec l'amusement attendri que nous portons aux productions hollywoodiennes.

 

dsc_0803 - copieL'Antiquité, le Moyen Âge, l'Orient restent ses sources d'inspiration privilégies. Avant d'aborder le sujet le peintre collectait une masse de renseignements pour « faire vrai ». Mais son génie poétique bousculait ce que cette science pouvait avoir de scolaire ou de trop appliqué. Regardons la Salammbô du musée Anne de Beaujeu, une des toiles emblématique de la collection. La prêtresse tenant une lyre se tient debout, elle est vêtue de gazes noires transparentes et d'une robe brodée qui doit beaucoup à l'Orient des Orientalistes. On remarquera ses bijoux raffinés et barbares, sa coiffure – une sorte de tiare – et, enfin et surtout, le décor de mosaïque du fond à la fois égyptien et punique. Laurent Houssais, à qui l'on l'exposition et son beau catalogue, seul ouvrage disponible sur le maître, a pu y reconnaître le signe de Tanit et par là-même redonner son identité à cette jeune femme connue jusqu'alors comme une Musicienne, Musicienne orientale, Princesse orientale... La toile dorée et sombre, comme fut sombre le destin de Salammbô baigne dans une atmosphère mélancolique d'une grande poésie.

 

L'histoire et l'orient de Rochegrosse sont singuliers. S'il a commis comme tant d'autres, des scènes séduisantes et anecdotiques (il faut bien vendre !), il donne à ses œuvres plus ambitieuses, un ton âpre, à la limite de la vulgarité qui en fait la force : regardons le Vitellius traîné dans les rues de Rome par la populace, un tableau aussi étrange que repoussant. Dans une ruelle graisseuse d'une Subure crapoteuse, le malheureux empereur marche sous les injures d'une foule hideuse vers le forum où il sera massacré. Le peintre a su rendre la réalité sordide d'un épisode peu glorieux de la Rome antique et l'élever au niveau de l'archétype. On retrouve une puissance identique dans l'Andromaque, une Andromaque bien étrangère à la noble reine racinienne.

 

Rochegrosse a peint quelques portraits, surtout de familiers, Sarah Bernhardt, sa femme, mais il a négligé un filon si lucratif ; il a abordé la scène de genre, ses Silène, qui se souviennent de Jordaens, ont des trognes expressives à souhait. Il eut aussi une tentation symboliste : La Mort pourpre datant de 1914 est une grande toile - 2m19 sur 2m98 –, elle montre le poète (un auto-portrait?) en costume contemporain debout se cachant le visage devant le cadavre d'Orphée dont la robe rouge se dilue dans un sol fait de scories. Dans le fond, une ville, un port industriel, des usines dont les cheminées vomissent des nuées empestées. Il dit ici son horreur du monde moderne. C'est l'image du drame d'un artiste qui résolument tourne le dos à son temps. Cette toile est contemporaine des recherches des futuristes italiens, des premiers travaux de Fernand Léger, de la poésie d'Apollinaire...

 

Gilles Coyne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salammbô, 1886, © Musée Anne de Beaujeu, Moulins

Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre, © coll. part.

Vitellius traîné dans les rues de Rome par la populace, 1882, © Musée de Sens

 

 

 

 

 

 

 

Georges-Antoine Rochegrosse

les fastes de la décadences

29 juin 2013 – 5 janvier 2014

Musée Anne de Beaujeu

Place du colonel Laussedat, 03000 Moulins

- Tél. : 0470204847

- Internet : www.mab.allier.fr

- Mèl : mab@03fr

- Horaires et tarifs : juillet et août de 10h à 12h, de 14h à 18h ; de septembre à juin de 10h à 12h et de 14h à 18h, sauf dimanche et fériés de 14h à 18h ; musée et maison Mantin 8€ et 4€.

- Publication : Laurent Houssais : Georges-Antoine Rochegrosse, les fastes de la décadence.- Moulins, 2013, mab, 219p., nombreuses illustrations en noir et blanc et en couleurs, 29€.